Jaime Martin face aux « Guerres silencieuses » de son père
Dans Les Guerres silencieuses, il met en scène un morceau de l’histoire de son pays, et une grande part de celle de sa famille. L’Espagnol Jaime Martin (Toute la poussière du chemin, avec Wander Antunes) expose avec sincérité ses doutes d’auteur, la rencontre de ses parents sous la dictature franquiste, et le départ de son père pour le Maroc, où a lieu la guerre (discrète, étouffée) d’Ifni. Il a répondu à nos questions sur cet album à la fois personnel et universel.
Pourquoi avoir eu envie de raconter le service militaire de votre père – soit dix-huit mois de séquestration, selon ses termes – à Ifni ?
J’aime bien raconter des histoires de jeunes, généralement en opposition au monde des adultes – par exemple des jeunes à la limite de la marginalisation. Je l’ai fait dès mon premier album publié en Espagne en 1989, Sangre de barrio [Sang de banlieue aux éditions Bethy]. D’autre part, le côté social de la BD m’intéresse depuis toujours, et j’aime aussi les histoires qui montrent l’aspect plus sombre des hommes, des gouvernements… Avec Les Guerres silencieuses je disposais de toute cette matière pour construire mon récit. En plus, il s’agit de l’histoire de mes parents. Cet engagement personnel me permet de travailler plus efficacement. Et puis c’était une bonne occasion d’“exorciser” le service militaire de mon père, qui nous racontait depuis toujours ses aventures africaines…
En replongeant dans la jeunesse de vos parents, qu’est-ce qui vous a le plus étonné ?
Mon père était amoureux de ma mère depuis ses 7 ans. Il lui glissait des lettres sous la porte de sa maison. Il a attendu des années durant, près d’elle, le moment de lui demander de sortir avec lui. Cette relation aussi longue, entre voisins, me semblait bizarre. Mais ma mère affirme qu’à l’époque, c’était normal : on sortait peu du quartier. À un moment, elle m’a confié que cette espèce de harcèlement, de la part de mon père, l’avait fatiguée. Elle s’est mariée pour des raisons étonnantes : “Je ne sais pas, il était beau, bon, et mes parents trouvaient bien qu’il ne boive pas et soit calme. Il y avait alors tellement d’ivrognes bagarreurs… Je subissais la pression de la société, de mes amies et de ma famille. Une femme qui ne se mariait pas jeune, ça laissait penser de mauvaises choses…”
Aviez-vous conscience que l’Espagne du temps de vos parents était aussi traditionnelle, et proche “du tiers-monde” (toujours selon votre père) ?
Oui. Mes parents nous ont toujours décrit, à mes frères et moi, la façon dont ils vivaient à cette époque. On savait que, pendant la dictature, ne pouvaient travailler que les femmes célibataires ou veuves. Avant les années 1960, dans les familles les plus traditionnelles, celles qui voulaient voyager en dehors de l’Espagne devaient demander une permission écrite à leurs maris…
Que saviez-vous de la guerre menée par l’Espagne contre le Maroc, avant d’entamer ce travail ?
Peu de choses. J’avais vu des documentaires télévisés, lu des articles au moment de la commémoration de ce conflit. Et puis il y avait ce que distillaient mes parents. À leur époque, on en parlait assez peu, en diminuant l’ampleur des événements. Le discours officiel parle de “révolte de bandits”. Des jeunes partaient là-bas sans savoir que la guerre pourrait se déclencher à nouveau, parce qu’elle ne s’était jamais terminée officiellement.
Quelles difficultés avez-vous rencontrées lors de l’élaboration de l’album ?
Côté dessin, j’étais effrayé par tout ce qui concernait l’armée : la caserne, les tenues, les armes… Je n’ai pas fait de service militaire, j’étais objecteur de conscience. Or, construire une ambiance crédible était essentiel pour le récit. Je me suis donc documenté, j’ai interrogé mon père, regardé ses photos. Côté scénario, le plus difficile fut de s’éloigner d’une histoire personnelle, familiale, pour sélectionner les éléments qui serviraient l’intrigue et intéresseraient le lecteur. Un exercice d’objectivité, pas toujours facile. De plus, ma mère est décédée au début de ce projet, ce qui m’a tellement troublé que je ne me suis pas cru capable de terminer l’album. J’ai voulu changer l’intrigue pour lui rendre hommage, mais j’ai finalement abandonné l’idée, pour rester fidèle à l’histoire telle qu’elle était conçue.
Comment êtes-vous venu à la bande dessinée ?
Gamin, je voulais devenir peintre. J’étais attiré par les tableaux de Velazquez et de Goya. À 14 ans, j’ai découvert la BD pour adultes à travers Warren, Métal Hurlant et surtout El Vibora, le magazine espagnol de BD underground. J’ai alors oublié les tableaux pour me concentrer sur la bande dessinée. Avant d’attaquer les Beaux-Arts, j’avais déjà commencé à travailler comme dessinateur de BD jeunesse. La bande dessinée occupant tout mon temps, j’ai arrêté mes études, me suis mis à rédiger des scénarios, des récits adultes. De 1987 à la fin de sa parution en 2004, j’ai collaboré à El Vibora. J’ai commencé à être édité chez Dupuis en 2007.
Quelle bande dessinée aimez-vous ?
J’aime qu’il y ait un contenu social, critique, sans pour autant que ça vire au documentaire journalistique. J’apprécie la BD underground américaine des années 70-80 (Robert Crumb, Gilbert Shelton…), celle publiée par El Vibora, L’Association, la collection Aire Libre de Dupuis ou Futuropolis. Je suis aussi fan d’intrigues horrifiques, et je suis fan de l’humour de Vuillemin. Adolescent, j’ai appris l’art de la narration en me plongeant dans l’oeuvre de Carlos Giménez, l’encrage grâce à Milton Caniff et Jordi Bernet, et la façon de dessiner les femmes avec Manara. Comme tout le monde, j’ai eu ma “période Moebius”… Plus récemment, je me suis intéressé de près au trait épais de David Mazzucchelli (Big Man) et aussi à celui, extrêmement fin, de l’Italien Gipi.
Comment le marché de la bande dessinée évolue-t-il en Espagne ?
Les ventes sont minces, un tirage moyen se situe autour de 2000 exemplaires. Mais on publie beaucoup d’albums… Il me semble que le marché s’est stabilisé ainsi. Une fois la crise économique passée, il faudra récupérer les lecteurs perdus pendant toutes ces années…
Quels sont vos projets ?
Je ne le sais pas encore. J’ai besoin de me sentir réellement engagé dans un projet pour me lancer, car faire de la BD me prend beaucoup de temps. Je me retrouve comme mon alter ego au début des Guerres silencieuses : en panne d’inspiration !
Propos recueillis (par mail) par Laurence Le Saux
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Les Guerres silencieuses
Par Jaime Martin.
Dupuis, 24€, le 23 août 2013.
Images © Dupuis.
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