Jason Latour, éleveur de bâtards depuis 2014
Dernière trouvaille de chez Image Comics, éditée chez nous par Urban, Southern Bastards jette un regard impitoyable sur les travers d’un certain Sud des États-Unis, rétrograde et raciste, via la croisade d’un musculeux brave type contraint de faire parler le gourdin pour tenter de ramener un semblant de justice dans son bled natal de l’Alabama. Comme Jason Aaron (Scalped), avec lequel il a cocréé la série, Jason Latour connaît bien la région pour en être lui-même originaire. Cet auteur complet est ici crédité comme dessinateur et coloriste mais il est aussi scénariste, entre autres du polar Loose Ends ou de la série Spider-Gwen chez Marvel, starring une célèbre ex de Peter Parker. De passage à Paris, il nous a confié ses sentiments ambivalents sur ses compatriotes sudistes et ne s’est pas fait prier pour décortiquer son travail sur ce premier tome et offrir son point de vue rafraîchissant sur l’industrie.
Jason Aaron est né en Alabama. Vous êtes originaire de Caroline du Nord. C’est quoi le truc chez vous autres, auteurs sudistes, à toujours y situer vos œuvres ? Qu’a-t-il de si particulier, cet endroit ?
C’est vrai qu’il y a une tradition à parler du Sud chez les auteurs sudistes et, très souvent, pour aborder précisément les thèmes que Jason et moi avons essayé de traiter. Davantage en littérature et dans la musique que dans les comics. Cela tient à l’histoire de cette région qui est, disons, très… sordide. Nous voulions être divertissants, fun, rester dans le genre noir… Mais en même temps, faire ce bouquin est aussi un moyen de nous confronter aux sentiments conflictuels qui nous animent à l’égard de cet endroit. Même inconsciemment, en être originaire, cela joue sur la manière dont le monde nous voit et dont nous-mêmes nous voyons.
Vous n’éprouvez pas que du ressentiment à l’égard du Sud et de ses habitants, néanmoins. Dans l’avant-propos de Southern Bastards, vous décrivez combien la colère le dispute à un amour profond…
Tout à fait et j’espère que cela se ressent aussi à la lecture de la BD. Au cours de ma vie, j’ai beaucoup essayé de redéfinir qui j’étais. Et plus j’ai essayé de changer, plus je me suis rendu compte à quel point l’endroit d’où je venais était important pour moi. Jeune, c’était difficile pour moi de venir d’un endroit dans lequel je ne me reconnaissais pas et que pourtant j’aimais profondément. En vieillissant, j’arrive mieux à trouver l’équilibre. Pour moi, ce livre fait partie intégrante de ma thérapie. Il pose vraiment la question existentielle de savoir qui nous sommes. Dans le premier tome, Earl Tubb a beau tout faire pour essayer de se définir par lui-même, il reste terriblement influencé par son père et par Craw County. Mais attention, Southern Bastards n’est pas un documentaire ou une enquête journalistique sur le Sud. Cela parle de mythes, ceux sur lesquels s’est bâti cet immense territoire qu’est l’Amérique et dont certains finissent par éclipser notre vraie nature.
Comment avez-vous travaillé pour faire du Sud un personnage à part entière dans vos pages ?
La manière de dessiner le Sud dans Southern Bastards m’est venue naturellement. C’est même la chose que j’ai dessinée le plus naturellement de toute ma vie. J’ai vécu à New York pendant deux ans, où j’ai d’excellents souvenirs, mais le reste de ma vie, je l’ai passée dans le Sud : en Caroline, en Georgia, en Floride… Gamin, je passais du temps dans la ferme de ma grand-mère. Tout ça, j’ai juste eu à le convoquer pour faire ce livre. Ce qui ne veut pas dire que ce n’était pas un défi, ou bien que je me vois comme un expert du Sud. Disons en tout cas, que sur ce sujet, je sais immédiatement quand ce que je fais n’est pas juste.
Comment avez-vous créé Earl ?
On me demande tout le temps à la maison si j’ai voulu représenter mon père. Peut-être. Mais alors, c’était inconsciemment. J’ai toujours été fan des héros de films d’action plutôt mûrs. Aujourd’hui, à Hollywood, ce sont tous des sex symbol. Gamin, je préférais ce que j’appelle les « films de papas », où le héros ressemblait davantage à ton père, un gars normal. Pour ce qui est des traits physiques, j’avais plus en tête les musiciens de country dont je suis fan : les Willie Nelson, Waylon Jennings, et surtout Kris Kristofferson. D’ailleurs si un jour quelqu’un décide de faire un film ou une série basée sur Southern Bastards, il faudra à tout prix dégoter une sorte de Kris Kristofferson, juste un peu plus jeune ! Je me souviens que lorsque j’ai présenté mes esquisses du personnage à Jason, Earl souriait. Enfin, il arborait un léger rictus. Le seul commentaire que m’a fait Jason, c’est que Earl ne devrait jamais sourire. Il avait raison.
Comment avez-vous travaillé avec Jason Aaron ?
Nous parlons pendant des heures, au téléphone ou en personne, de l’histoire et des personnages, avant même qu’il commence à écrire le script. Jason est le scénariste, mais il s’est montré très généreux pour qu’il soit clair dès le départ que nous étions tous les deux les auteurs de l’histoire. Dans son script, il met en forme le fruit de notre discussion, il la découpe en chapitres. Et ensuite, c’est à mon tour de mettre en scène cette histoire, comme au cinéma. Je lui soumets au fur et à mesure mes dessins, pour être certain qu’il n’ait pas d’objections. C’est beaucoup plus collaboratif que dans les comics mainstream. Et il est probable que j’écrive des chapitres dans le futur.
Pouvez-vous nous raconter l’histoire derrière cette incroyable double page, quasiment en bichromie, dans laquelle Earl se bat et repense au passé ?
Avant même de commencer à travailler sur Southern Bastards, nous avons beaucoup parlé avec Jason du fait que gamin, j’avais été marqué par la manière dont Frank Miller a raconté The Dark Knight Returns. Aujourd’hui, quand tu écris un script pour Marvel, tu dois sans cesse faire attention au nombre de cases que tu peux t’autoriser à chaque page : tu dois respecter les normes en vigueur et ne pas surcharger de boulot le dessinateur. J’ai dit à Jason que nous avions là une vraie opportunité de tenter des choses qu’on ne voit plus chez Marvel, comme une double page avec 24 cases, des choses qui valent le coup d’être lues sur papier, dans de la vraie BD imprimée. Nous avons réfléchi à cette séquence parce que Jason estimait que nous ne pouvions pas faire que de la baston pendant tout un chapitre. Une des choses que j’avais établies plus tôt, c’est que le passé était représenté en rouge. L’idée, c’était de tirer avantage du langage propre à la BD : dans un film, on ne pourrait pas imaginer quelque chose d’aussi extrême. Sur une page, le résultat est assez organique. On peut lire la séquence de plusieurs manières, elle a du sens dans quelque ordre que vous la preniez, et en même temps, elle fonctionne aussi comme une seule grande image. On perd parfois l’envie et l’énergie de faire des choses comme ça quand on est pris dans le rythme des comics mensuels. J’en suis assez fier.
Vous aviez déjà travaillé avec Jason Aaron sur un épisode de Scalped. Mais vous avez aussi travaillé avec son acolyte R.M. Guéra, sur Django Unchained. Était-ce enrichissant?
Pour mon épisode de Scalped, j’avais un peu la trouille. C’est pour ça que j’ai dessiné une histoire un peu hors-série, centrée sur le shérif Wooster. Je me disais que je pourrais davantage me l’approprier et ne pas avoir trop à me glisser dans les chaussures de ce dessinateur phénoménal qu’est Guéra. Que ce mec me dise qu’il aime mon travail, c’est génial. On ne dessine pas du tout de la même manière. Ce qui distingue d’ailleurs Southern Bastards de Scalped, c’est, à mon avis, le fait que nous soyons tous les deux si différents. Il est Européen, donc on lui a enseigné comment bien faire les choses. Il salit intentionnellement son travail. Et moi, je suis Américain… [rires] Tout ce que je fais est beaucoup plus grossier. J’ai appris par moi-même comment dessiner. J’ai fait de la rétroingénierie en lisant d’autres comics. Si je suis devenu bon, si tant est que je le sois, c’est en faisant mal les choses pendant des années jusqu’à ce que ça prenne forme. Et au final, comme sur Django, on arrive tous les deux à quelque chose de pas si éloigné… Je trouve que notre association marche plutôt bien sur cette BD. Mieux que je ne l’aurais pensé au départ.
Il y a en tout cas un air de famille entre la fille de Earl et Dash Bad Horse, le héros de Scalped, non ? Elle va prendre de l’importance par la suite ?
Vous trouvez qu’ils se ressemblent ? En tout cas, elle n’apparaît pas dans le deuxième volume, qui sera centré sur Craw County et sur le personnage de Boss. Ce sera pour plus tard. Earl est le point d’entrée de la série, mais le bouquin ne s’appelle pas Southern Bastards pour rien : il y a plein de bastards à découvrir. On veut que ce soit un monde. On veut inviter les gens là où ils ne vont jamais, un peu comme cela se fait dans les séries TV et ce qui explique justement, à mon avis l’âge d’or qu’elles sont en train de connaître. Les comics américains ont un peu oublié cette leçon-là, alors même que les films Marvel le font très bien. T’introduire à un univers, avec un vrai sens de l’espace.
Parlons de Marvel, justement. Southern Bastards parle de temps qui changent (ou plutôt, refusent de changer). Jason Aaron écrit un Thor femme, vous écrivez Spider-Gwen. Est-on entré dans une nouvelle ère pour les comics ?
Tout à fait. Les comics mainstream étaient coincés dans un cycle où, tous les 5 ans, il fallait trouver un nouveau moyen de rendre Thor à nouveau intéressant pour les fidèles. On procédait alors à de petits changements. Or, les gens veulent être davantage représentés dans les comics et dans les médias en général, aujourd’hui. C’est excitant ce qui arrive avec Spider-Gwen, avec Thor, avec Captain Marvel, avec Hawkeye, avec Miles Morales… J’adore Peter Parker, mais j’aime écrire Gwen parce qu’elle n’a pas à être Peter Parker. Cela a été un des sommets de ma carrière de voir des gens faire la queue pour pouvoir lire des histoires mettant en scène Gwen Stacy. Je n’aurais jamais cru ça possible. Quand j’étais gamin, je faisais des comic strips pour les faire lire à mon grand-père, et là je peux faire lire Spider-Gwen à des gamines et Southern Bastards à mon père. C’est bien que les temps changent. Ou plutôt que les énergies se reconfigurent, parce que j’ai l’impression que c’est cela qui se passe vraiment. Cela redevient enfin excitant d’écrire des histoires de superhéros. À un moment, on s’est trop mis à courir après les films. On avait l’impression que les comics étaient devenus des storyboards. Ils se donnaient un mal fou pour faire entrer les superhéros dans la réalité. Aujourd’hui, on laisse enfin à nouveau les comics être de la BD, faire ce qu’on ne peut faire qu’en BD. Ce sont les lecteurs qui réclament désormais des trucs moins réalistes, ils ne veulent pas la même expérience que dans les salles, et ce sont maintenant les films qui doivent garder le rythme pour ne pas être dépassés par les comics.
Au fait, y a-t-il des superhéros sudistes ?
La plupart, ce sont des X-men : Rogue, Gambit… Autrement, ils sont assez nuls en général. Dans les années 1980, Captain America a été sudiste, quand John Walker a remplacé Steve Rogers. C’était un connard ! [rires] Et il y a un personnage de Spider-man, Razorback, qui est ridicule et que j’adore. Il a un costume de cochon et il conduit un camion. Son superpouvoir, c’est qu’il peut conduire n’importe quoi ! Il est absurde. Parfois, je me dis qu’il faut vraiment que je crée un super-héros sudiste. Mais je ne veux pas que ça paraisse forcé.
Propos recueillis par Guillaume Regourd
Images © 2014 Golgonooza, Inc & David Jason Latour. All rights reserved. URBAN COMICS pour la version française
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Southern Bastards #1.
Par Jason Latour et Jason Aaron.
Urban Comics, 10 €, mars 2015 (tome 2 en juin).
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