Javi Rey : « Il faut lutter contre la manipulation »
En s’appropriant la pièce de théâtre Un ennemi du peuple, du Norvégien Henrik Ibsen (1828-1906), le dessinateur espagnol Javi Rey remet au goût du jour les questionnements sur les dérives de la démocratie, lorsque celle-ci est gangrenée par la manipulation de l’opinion publique et la corruption. C’est le cas sur l’île intemporelle où il nous emmène, alors qu’une station thermale vient d’ouvrir pour les touristes. Jusqu’au jour où le Dr Stockmann découvre un scandale sanitaire et tente d’alerter l’opinion publique… Mais là où Ibsen s’enfonçait dans un pessimisme souvent jugé comme anti-démocratique, Javi Rey s’appuie sur les rôles féminins, notamment celui de la fille institutrice, Petra Stockmann, et opte pour une fin qui laisse un brin d’espoir aux générations futures. Nous avions déjà rencontré Javi Rey pour Intempérie, le revoilà sur BoDoï pour une des belles surprises de cette rentrée 2022.
Pourquoi adapter cette pièce de théâtre en bande dessinée vous est apparu comme une nécessité ?
Ibsen a écrit cette pièce à la fin du XIXe siècle [en 1882, N.D.L.R.], à une époque où sa génération était déçue par la démocratie. Pour certains, c’était la porte ouverte à des idéologies totalitaristes, dont on a vu les dégâts au XXe siècle.
J’ai eu l’idée d’adapter Un ennemi du peuple deux ans après la crise financière de 2008, dans l’esprit qu’il fallait repenser la démocratie pour éviter que le système capitaliste continue d’accroître les inégalités. Mais j’ai été accaparé par d’autres projets (Un maillot pour l’Algérie, Violette Morris…). L’actualité, avec la montée des populismes en Europe, m’a rappelé que ce texte fait réfléchir à ce qu’est la démocratie. J’ai pensé qu’il était important de lui proposer un autre écrin, celui de la bande dessinée, pour renouveler les réflexions qu’il contient.
Vous avez pris quelques libertés avec le texte d’origine, pour le moderniser…
Oui, en toute humilité, car l’histoire d’Ibsen était cohérente avec son époque, mais il était important de l’actualiser pour qu’elle corresponde mieux à la nôtre. Par exemple, dans le texte original, le docteur Stockmann, le personnage idéaliste de la pièce, tient ce discours anti-démocratique que l’on retrouve dans mon album, mais cela va plus loin : il devient fanatique, raciste…
Cela aurait été difficile de défendre cette position aujourd’hui. Le message est qu’il faut lutter contre une mauvaise utilisation de la démocratie par le pouvoir, car cela conduit à la détruire. J’ai donc arrêté l’histoire après l’assemblée populaire.
Pourquoi avoir changé la fin de l’histoire ?
Parce que je suis devenu père ! Lorsque j’ai repris mon premier storyboard, j’ai pensé : « Ce n’est pas possible de finir l’album comme ça, c’est trop de pessimisme laissé aux nouvelles générations ! » Le fait d’avoir eu un enfant a changé ma vision des choses.
J’ai donc décidé d’être plus optimiste, mais il fallait que je trouve comment… C’est ma compagne, Marina Martin, qui est aussi illustratrice, qui a eu l’idée que la fille du docteur, l’institutrice, apporte la solution. Ou plutôt, une ouverture, car la dernière phrase de l’album n’est ni positive ni négative. L’idée est qu’il faut changer nos référents : ce n’est pas le héros qui a la solution utopique qui va changer le monde, mais ce sont les jeunes générations qui vont apporter des solutions.
Les citations qui précédent chacun des trois chapitres sont aussi un ajout de votre part…
Oui, ces trois citations de Winston Churchill, de Hakan Günday et de John Dewey sont les piliers de l’histoire. Chacune est accompagnée d’un symbole de ce qui se produit au cours du récit, avec ce petit dessin de l’urne – la démocratie – qui finit par prendre feu.
Or on voit que les utopies ne fonctionnent pas, que ce soit le communisme, le socialisme… Comme le dit Churchill, la démocratie est le moins pire des systèmes. Mais elle ne peut pas se reposer sur ses acquis, il faut sans cesse la repenser, ce que le philosophe américain John Dewey formule ainsi : « La démocratie doit renaître à chaque génération et l’éducation est sa sage-femme. »
Vous glissez beaucoup de symboles et de références dans votre dessins. Est-ce un moyen de faire passer de longs discours en un coup d’oeil ?
Oui, c’est ainsi que je conçois la bande dessinée. Le texte et l’image travaillent ensemble pour donner un effet plus complexe, plus subtil. Mon défi dans cette B.D. était de garder l’importance du texte, qui décrit des positions idéologiques, en éliminant les longues déclamations et en les complétant par des images.
Par exemple, dans la salle de la rédaction du journal La Voix du peuple, on aperçoit des affiches du Che Guevara, du communisme, ou d’un recueil du poète chilien Pablo Neruda. Cela représente la gauche, mais hypocrite. Ibsen montrait déjà l’importance des médias, le 4e pouvoir, qui n’existe plus lorsqu’il est soumis au pouvoir politique ou manipulé par des intérêts privés. Or en Espagne aujourd’hui, les trois journaux les plus importants sont soumis à des partis politiques.
Dans une case, on peut voir le manifeste L’Utilité de l’inutile [de Nuccio Ordine, éd. Les Belles Lettres, 2013, N.D.L.R], qui montre comment la lecture des classiques, philosophes ou écrivains, peut nous amener à remettre de l’humanisme dans notre civilisation. Quelqu’un de curieux qui voit une référence dans une case peut avoir envie de tirer le fil et d’aller lire d’autres choses, en cohérence avec ce que raconte la B.D.
Êtes-vous aussi cynique qu’Ibsen ? Faut-il écouter la voix du peuple, même s’il n’et qu’un troupeau ignorant ?
Oui, il faut écouter la voix du peuple ! Pour moi, il n’est pas ignorant, mais il peut être manipulé. Il faut lutter contre la manipulation, même si c’est dur. Ce qu’il faut faire, c’est d’être tout le temps attentif, ne pas croire à une vérité absolue.
C’est l’esprit critique que, dans mon histoire, Petra enseigne à ses élèves. Il faut sans cesse remettre en question notre point de vue, notre idéologie. Dans la pièce de théâtre, Petra avait un rôle secondaire. J’ai donné plus de place aux personnages féminins, et surtout à cette institutrice, pour montrer l’importance de l’éducation, de la transmission.
Votre dessin a évolué pour cet album, vers la ligne claire. Pourquoi ?
Cela faisait un moment que je voulais faire évoluer mon dessin, j’avais déjà fait une proposition de ligne claire pour Violette Morris, mais pour cette série historique il fallait un style réaliste. L’opportunité s’est représentée avec l’adaptation d’Ibsen. Je ressentais cette nécessité de trouver des codes graphiques pour raconter une histoire sans reproduire la réalité, mais en la traduisant.
Vous avez aussi opté pour un code couleurs très marqué.
La première scène que j’ai colorisée est celle du rêve du docteur, au début, avec les moutons. Je suis allé vers l’excès, un rouge très fort, du bleu… Cette décision narrative assumée, j’ai trouvé que ça fonctionnait bien et j’ai maintenu ça dans le reste de l’album. Je suis content du résultat final, j’ai trouvé ça intéressant de produire ce choc visuel.
Il y a aussi une sorte de parcours graphique, avec une intensité de la lumière au début, quand la station balnéaire connaît l’allégresse et la prospérité. Puis vient le dilemme entre la vérité et l’économie, et là la couleur s’assombrit, la lumière devient grise.
Quels sont les artistes ou écrivains qu vous admirez qui, influencent votre travail?
Dans la bande dessinée, c’est d’abord le dessin qui m’a intéressé, puis les histoires. Quand j’ai commencé, j’admirais André Juillard, Miguelanxo Prado, Gipi, Peeters… Sans oublier Jaime Martin, un maître de la bande dessinée espagnole, qui a été mon professeur de dessin ! Je suis aussi un grand fan du romancier chilien Roberto Bolaño. De manière générale, comme la plupart des auteurs de bande dessinée, je me nourris d’images, je regarde beaucoup de films, Instagram, je lis beaucoup.
Sur quoi travaillez-vous à présent ?
J’aime bien mener plusieurs projets en parallèle, pour varier les journées. Je travaille sur l’adaptation en BD du roman Nos cœurs tordus pour le magazine Okapi, et j’écris le scénario de mon prochain album. Chaque BD est un nouveau défi, et comme c’est un processus très long, il faut trouver une histoire motivante !
Propos recueillis par Natacha Lefauconnier
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Un ennemi du peuple.
Par Javi Rey, d’après Henrik Ibsen.
Dupuis/Aire libre, 24 €, février 2022.
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