Jimmy Beaulieu: l’édition, le Québec et les jolies filles
C’est l’une des très bonnes surprises du début 2011 : Comédie sentimentale pornographique tient toutes les promesses de son titre, en emmenant le lecteur dans un récit choral d’amours libérés ou contrariés, avec de délicieuses séquences coquines et un intéressant questionnement générationnel. De passage à Paris en janvier, son auteur, Jimmy Beaulieu, Québécois de 37 ans, revient sur la création de cette histoire sensuelle et onirique, et sur ses dix années d’éditeur de bandes dessinées au Québec.
Quel est le lien entre vos deux ouvrages parus coup sur coup, À la faveur de la nuit et Comédie sentimentale pornographique ?
L’idée de départ est en effet commune à ces deux livres : un écrivain rédige des histoires inspirées de son quotidien, et son entourage réagit. On aurait donc suivi la vie de l’auteur et découvert ses productions, mais c’était compliqué à organiser et ça aurait donné un bouquin de 800 pages ! D’autant que, plus je travaillais sur mes personnages, plus ils m’intéressaient… J’ai donc retiré les fictions pour les compiler dans À la faveur de la nuit, édité par Les Impressions nouvelles, et j’ai gardé le reste pour Comédie sentimentale pornographique, publié par Lewis Trondheim dans sa collection Shampooing.
Une partie de cet album se déroule dans un étrange hôtel, perdu au fin fond du Québec. Vous êtes-vous inspiré d’un véritable établissement ?
Cet hôtel de luxe sorti de nulle part n’existe pas réellement, mais je me suis inspiré d’un bâtiment de ce genre situé à Tadoussac, sur la côte Nord du Québec, qui avait d’ailleurs servi de décor au film Hôtel New Hampshire, adapté du roman de John Irving. C’était bizarre de trouver un immeuble d’un tel standing à cet endroit déjà un peu reculé, alors j’ai poussé l’idée et installé mon hôtel encore plus loin, vraiment au bout de la route. En fait, cet hôtel est un peu une métaphore de ma vie d’auteur de bandes dessinées au Québec: c’est un rêve démesuré !
C’est-à-dire ?
Quand je me suis lancé dans Comédie sentimentale pornographique, je venais de cesser mes activités d’éditeur de BD, mon rêve de toujours, et j’étais donc en train de rééquilibrer mes idéaux. En cela, les personnages masculins de mon livre me représentent tous un petit peu: Louis est un dessinateur d’à peu près mon âge; Martin est accroché à son premier amour (lui une femme, moi l’édition de BD dans mon pays); et l’architecte est allé au bout de son rêve de construire quelque chose d’incroyable dans un endroit improbable (comme moi, de publier de la BD indépendante au Québec).
Quel bilan tirez-vous de votre expérience d’éditeur pour Les 400 coups et Mécanique générale ?
Un peu comme l’architecte fou de mon hôtel imaginaire, je suis arrivé au bout de mon rêve. Mais plusieurs choses ont eu raison de mon acharnement. D’abord, l’échec de certains titres, comme mon gros bouquin sur Albert Chartier, pionnier de la bande dessinée québécoise, pour lequel j’ai réuni un nombre incroyable d’originaux, mais qui a suscité une totale indifférence lors de sa sortie. Ensuite, parce que, à l’inverse de certains de mes confrères, j’ai refusé d’imprimer mes livres en Chine à moindre coût. Résultat, je ne pouvais me permettre de publier des albums cartonnés en couleurs. Mes livres demeuraient donc relativement chers, créant un décalage avec le reste de la production de la petite scène BD du Québec. Enfin, et surtout, j’étais en complet surmenage, avec une vingtaine d’auteurs à suivre. Je leur causais une frustration, et la mienne grandissait aussi. De plus, je ne trouvais pas suffisamment de temps pour raconter mes propres histoires. Comédie sentimentale pornographique relate donc en quelque sorte le deuil de mes idéaux.
Cet album marque-t-il un tournant dans votre création ?
D’une certaine manière, oui. Mes premiers livres étaient autobiographiques, très sages, peut-être un peu trop de bon goût. Je pense que je voulais convaincre que mon médium était présentable. Je suis donc resté assez pudibond afin que la BD gagne ses lettres de noblesse au Québec, sans choquer personne. Maintenant que c’est à peu près fait, je peux m’amuser un peu plus !
Vous utilisez des techniques variées, notamment les crayons de couleurs…
La qualité de mes livres est tributaire du plaisir que je prends en dessinant. Et la découverte des crayons de couleurs a été décisive de ce point de vue. J’ai pu m’orienter vers des récits plus pop, plus fous, plus oniriques, tout en continuant à dessiner les choses que j’aime: la nature, les femmes, les fantasmes…
Faites-vous une différence entre BD « érotique » et « pornographique » ?
Je souscris à ce que disait Alan Moore dans une interview: la différence entre les deux genres n’existe que dans la classe sociale et le regard de ceux qui les consomment. Le titre de mon livre n’était au départ que celui d’un chapitre, mais Lewis Trondheim a insisté pour le retenir pour l’ensemble. Les trois éléments du titre sont à la fois très justes et très mensongers : c’est une comédie, mais pas vraiment, c’est sentimental mais pas toujours, c’est plutôt érotique que pornographique…
C’est tout de même une histoire d’amours, réalisés ou contrariés…
Oui, j’ai voulu accentuer un peu l’aspect sentimental, un genre qui n’est pas si courant en bande dessinée, contrairement au cinéma par exemple. Cela vient sans doute de mon expérience personnelle. Au Québec, on peut vivre très bien avec assez peu, alors les plus grandes souffrances de cette vie confortable viennent toujours d’histoires sentimentales ! Le personnage de Martin, qui pleurniche sur son premier amour perdu, est une sorte de représentation de moi-même quand j’étais plus jeune. Je me moque un peu de lui et j’ai ainsi l’impression de rendre service à mes jeunes lecteurs !
Quels sont vos projets ?
Lewis Trondheim souhaiterait publier les carnets que nous avons commencés avec Pascal Girard lors de notre résidence à Saint-Malo; nous allons donc les terminer bientôt. Ce sera une forme d’autobiographie mensongère… Et puis, j’ai commencé à travailler sur une histoire qui se déroule dans les fonds marins, un truc à la James Bond… De manière générale, j’essaie de trouver de l’art là où il n’est pas censé y en avoir. Par exemple, je rêverais de faire un GI Joe!
Et au Québec ?
Idéalement, j’aimerais bien sûr être publié là-bas aussi. Mais comme je travaille désormais en couleurs, c’est plus compliqué… Car, même si la bande dessinée a enregistré des progrès fulgurants lors de la dernière décennie (un succès de librairie tourne aujourd’hui autour de 2000 exemplaires vendus, alors qu’il stagnait à 200 avant), le marché du livre en général reste tout petit au Québec. J’ai travaillé pendant dix ans à promouvoir la BD en tant qu’éditeur, je pense qu’il est temps que je la serve en tant qu’auteur.
Propos recueillis par Benjamin Roure
_____________________________
Comédie sentimentale pornographique.
Par Jimmy Beaulieu.
Delcourt/Shampooing, le 5 janvier 2011.
Achetez Comédie sentimentale pornographique sur Fnac.com
Achetez Comédie sentimentale pornographique sur Amazon.fr
Images © Guy Delcourt Productions 2011 / Photo © Chaterine Lambert
_____________________________
Publiez un commentaire