Joe Sacco tisonne l'Histoire à Gaza
En 2001, au cours d’un reportage à Gaza pour le magazine Harper’s, Joe Sacco s’intéresse de près à deux massacres oubliés, datant de 1956 : l’un de 275 civils à Khan Younis, l’autre d’une dizaine de personnes à Rafah. Il se lance alors dans une enquête qui le ramènera plusieurs fois sur le terrain, pour une durée totale de deux mois et demi. Le journaliste-dessinateur d’origine maltaise – installé depuis plusieurs décennies aux États-Unis – détaille le cheminement qui l’a poussé à en faire un impressionnant pavé de 400 pages, en noir et blanc : Gaza 1956 – En marge de l’Histoire.
Comment avez-vous eu connaissance de ces massacres de Palestiniens perpétrés par l’armée israélienne?
J’étais alors en reportage à Gaza avec le reporter Chris Hedges. Nous essayions de raconter la deuxième intifada, qui venait de commencer, vue d’une ville en particulier. J’ai consulté un document de l’ONU pour vérifier un point précis, et je suis tombé sur ce chiffre de 275 Palestiniens tués en 1956. Les habitants de Khan Younis me l’ont confirmé. Chris en a parlé dans son article, mais ce passage a été coupé – peut-être pour des raisons de place, tout simplement. J’ai eu le sentiment qu’il fallait en parler tout de même, et me suis concentré sur cet épisode ainsi que sur celui de Rafah, où dix civils ont été tués la même année.
Comment avez-vous procédé ?
Je me suis rendu aux Nations Unies à New York pour chercher quelques documents dans les archives, sans trouver d’informations substantielles sur le sujet. J’ai lu des livres sur cette période. Et je suis parti interroger les gens qui s’en souvenaient.
Vous insistez dans votre livre sur le fait que chaque témoignage doit être abordé avec précaution…
Oui. Le problème avec le témoignage oral, c’est qu’il repose sur la mémoire. Or cette mémoire a tendance à s’effacer avec le temps… Les récits que j’ai recueillis sont souvent contradictoires. Cela n’est pas étonnant, étant donné la confusion qui régnait alors pendant ces terribles heures. Ainsi, certains se souviennent de deux jeeps israéliennes, d’autres d’une seule. Certains prétendent qu’ils ont vu deux hommes rassembler les villageois. D’autres n’en ont vu qu’un. Pour tenter de faire émerger la réalité, j’ai posé à chacun les mêmes questions, très précisément. Par exemple : « Que disaient les militaires israéliens via le haut-parleur pour rassembler les hommes devant l’école? » [où des centaines d’hommes ont été massacrés]. À force, je recrée l’histoire comme un puzzle, petit bout par petit bout.
Pourquoi préférez-vous utiliser le mot « incident » plutôt que « massacre », pour évoquer ce drame ?
Clairement, il s’agit d’un massacre. Cela se comprend sans aucune ambiguïté en lisant le livre. Mais je préfère un mot neutre pour ne pas affadir à force de le répéter le terme « massacre ».
L’enquête a-t-elle été émotionnellement pénible à mener ?
J’ai souvent été surpris, mais pas choqué. Bien sûr, c’est surréaliste et déprimant d’être à Gaza alors qu’une guerre est sur le point d’éclater et que des maisons sont démolies arbitrairement. Mais j’ai tenté de réagir professionnellement, de garder mon sang-froid et de me préserver. Remonter le temps jusqu’en 1956 était aussi un moyen de m’éloigner du présent et d’échapper à ce qui se passait autour de moi. D’ailleurs, les jeunes Palestiniens ne comprenaient pas que je fouille le passé, ils auraient préféré que j’écrive sur leur quotidien.
Comment avez-vous réalisé le livre, une fois l’enquête menée ?
Il m’a fallu trois mois pour faire traduire et réécouter la centaine de témoignages que j’avais enregistrés. Ensuite, j’ai passé six semaines à écrire le scénario, puis je suis passé au dessin. Cela m’a pris en tout six ans et demi, avec des pauses…
Certains passages ont-ils été particulièrement pénibles à mettre en images ?
Je me suis épuisé à dessiner des corps qui frappent, qui courent, qui tombent. Je n’en pouvais plus, mais pas moyen de m’y soustraire. Par contre, je me suis amusé à représenter le « festin », où l’on voit un taureau se faire tuer et être partagé entre les habitants – qui en gardent un tiers pour les pauvres.
Quels sont vos projets ?
Je viens de terminer un album de 48 pages sur les émigrants africains qui essaient de passer en Europe. Et je me prépare à partir pendant trois semaines en Inde, pour réaliser 30 pages sur la pauvreté. Par contre, je ne sais pas si j’ai encore en moi l’énergie de refaire un livre tel que Gaza 1956. Aujourd’hui, je me sens complètement vidé…
Propos recueillis et traduits par Laurence Le Saux
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Gaza 1956 – En marge de l’Histoire.
Par Joe Sacco.
Futuropolis, 29€, le 14 janvier 2010.
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Images © Joe Sacco / Futuropolis – Photo © Michael Tierney
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