Joker gagnant pour Benjamin Adam
À 32 ans, le Nantais Benjamin Adam s’est déjà illustré avec Lartigues et Prévert, avant de confirmer son talent, en 2015, avec le très remarqué Joker. Formé à l’illustration aux Arts Déco de Strasbourg, il a cherché par la suite à allier son goût pour l’image et la typographie à la narration. Synthèse réussie dans Joker, publié à la Pastèque, dont il nous détaille la création.
Joker possède une intrigue complexe : comment la résumez-vous ?
On a un point de départ fort : des jumeaux, des jumelles, un cousin. Les jumeaux sont mariés aux jumelles et retrouvent, une fois par semaine, leur cousin pour jouer aux cartes dans une sorte de variante du 8 américain. Celui qui pose un joker échange sa vie : le cousin, héritier d’une vaste demeure familiale, part vivre pour une semaine la vie familiale d’un de ses cousins. On en serait probablement resté là si les jumeaux ne s’étaient pas aperçus que leur cousin trichait pour véritablement prendre leur vie… Quand j’ai écrit cette histoire, je venais de lire un roman des années 1970, L’homme Dé, où un homme décide de sa vie au dé. L’intrusion du hasard dans les décisions de la vie courante m’a vraiment plu, j’ai cherché à intégrer cette idée dans ce que j’écrivais à ce moment-là.
La narration est ensuite très éclatée, ce qui fait l’intérêt du récit.
Je multiplie les points de vue, les personnages, afin de dresser des portraits en creux des protagonistes principaux. Je tire deux fils narratifs : celui de la fuite d’un côté, et de l’autre, les conséquences pour ceux restés sur place. J’aimais bien l’idée de récit à tiroirs, où tout s’imbrique, où un évènement principal a des conséquences sur une multitude de personnages. C’est une histoire qui a été écrite pour se lire par épisode, au moins jusqu’aux pages 40-50, car elle était d’abord destinée à la revue Lapin, éditée par L’Association. Après l’arrêt (temporaire) du trimestriel, j’ai repris mes planches et j’ai essayé d’avoir une vue d’ensemble pour terminer l’histoire et en faire un livre. J’aime bien cette impression de récit à reconstituer.
Et le personnage de Joker ?
À part lui, tous les enfants ont des prénoms particuliers : ceux des figures dans les jeux de cartes. C’est autour de lui, Joker, que le récit va basculer. Sa disparition joue le rôle de déclencheur pour enrichir l’intrigue : toute sa famille est en fuite, c’est le bordel dans la ville d’où il viennent à cause de ça, et lui fugue. C’est un personnage que j’ai voulu un peu ambigu : il ne parle pas beaucoup, mais son comportement pourrait vouloir dire plein de choses, et induit une compréhension différente de celle des ses frères et soeurs. Au-delà de lui, je me suis plu à réfléchir au rôle à donner aux personnages, même ceux qui peuvent sembler moins importants. C’est le cas de l’ophtalmo, personnage crucial pour l’histoire alors qu’il est étranger à l’affaire : lui, ce qu’il voit, c’est que presque vingt de ses patients se sont volatilisés, et il cherche à comprendre pourquoi.
Votre signature graphique est assez forte.
Au moment où je suis « devenu » dessinateur, je venais du graphisme : j’ai d’abord cherché à m’éloigner de ce que j’y avais appris. Je dessinais de façon assez légère, comme ça venait, avec un trait ouvert, peu de décors. C’était aussi les lectures à l’époque, les Sfar, Gipi, qui poussaient à vouloir faire comme eux. Et petit à petit, j’ai refermé mon dessin, j’ai commencé à redresser les choses un peu tordues. Et, parce que ça me plaisait dans ce que lisais chez certains dessinateurs américains, j’ai introduit de la typographie dans le dessin, et aujourd’hui ça fait partie de mes aspects préférés, graphiquement mais aussi pour ce que ça apporte dans la lecture, pour moduler le rythme. J’ai cherché, globalement, à géométriser, et à simplifier les formes. Pour Joker, j’ai très vite décidé de garder le gaufrier à neuf cases pour accentuer le systématisme narratif du début ; et je me suis rendu compte que, puisque c’était parti pour être un peu fourmillant, autant ne pas en rajouter avec un découpage trop compliqué. Quant au noir et blanc, à la base, c’était une contrainte de Lapin, mais elle m’allait bien, j’adore ça.
Quelles sont vos influences ?
Il y en a plein, et ça bouge au fur et à mesure. Comme on le disait un peu plus tôt, toute une première vague d’auteurs à l’Asso (ou pas loin) ont été importants, Joann Sfar, Gipi, Jochen Gerner, Christophe Blain, Blutch… Frederik Peeters a été une claque énorme, autant narrative que graphique, avec les premiers Lupus et Pilules Bleues évidemment; un peu plus tard, j’ai découvert David B, Chris Ware et ses amis, Clowes, Seth : une révolution pour moi. Et tout au long de ces, mettons, dix années, avec les amis des Arts Décos de Strasbourg, on a un peu « grandi » ensemble, en s’influençant et en se motivant les uns les autres : Vincent Sorel, Glen Chapron, Matthias Picard, Mathieu Demore, Elisa Géhin, Olivier Bron, Julia Wauters...
Pourquoi le choix des éditions La Pastèque ? Qu’est-ce qui guide vos collaborations ?
Lartigues & Prévert, première version, personne ne s’est projeté dans ce que ça pourrait devenir à part la Pastèque. On se connaissait déjà depuis quelques années, j’avais participé à un collectif chez eux. Ils ont toujours fait des beaux livres, m’ont bien fait comprendre que j’aurai toutes les clés en main, tant pour le livre que pour l’objet, et ça, c’était important – autant qu’impressionnant, hein ! Et les livres que j’ai faits avec eux ont été bien fabriqués, très bien défendus, mieux que si j’avais ça chez à peu près n’importe qui d’autre.
À côté, depuis deux ans, j’aime travailler pour La Revue dessinée. La création de la Revue est arrivée au moment où de mon côté je venais de m’essayer à l’exercice documentaire pour Vide Cocagne. J’ai donc rapidement cherché à mettre un pied chez eux, pour aller plus loin. J’ai bossé trois fois dans la Revue, dont deux avec la journaliste Catherine Le Gall, sur des sujets économico-politiques compliqués mais passionnants. L’exercice, plus court qu’un livre entier, permet de tester des choses, graphiquement et narrativement : pour rendre clair et aussi attrayant que possible un sujet sur les partenariats public-privés, il faut bien trouver des solutions. Enfin, je fais partie de l’atelier Oasis 3000, où on travaille à cinq, sur nos projets mais aussi sur des projets collectifs – quand on trouve le temps !
Justement, quels sont vos projets ?
Le sujet de 40 pages pour la La Revue dessinée sur les partenariats publics-privés est sorti dans le numéro 11, en mars. J’ai aussi fait des pages pour la future revue Topo à paraître en septembre, dans le collectif de Vide Cocagne autour du football, en juin, et dans celui sur l’hôpital public, en octobre. Ensuite, je participerai au projet collectif initié par Cyril Pedrosa, Panorama, avec mon compère Vincent Sorel. Et là je m’apprête à partir en résidence d’écriture à Rouen, en collaboration avec le CHU et le festival de bande dessinée de Darnétal. Je ne devrais pas m’ennuyer tout de suite !
Propos recueillis par Marc Lamonzie
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Par Benjamin Adam.
La Pastèque, 18 €, novembre 2015.
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