Joshua Cotter, la BD comme thérapie
Ce fut une des plus belles et étranges surprises de la fin 2011: Les Gratte-ciel du Midwest, épais roman graphique dans lequel Joshua Cotter explore les traumatismes de l’enfance et la morne vie dans la campagne américaine, dans un style mêlant habilement chronique sociale et cartoon fantaisiste. Il était de passage en France avec sa compagne lors du dernier Festival d’Angoulême. Nous en avons profité pour évoquer avec lui ce premier livre et ses obsessions.
Comme nombre de premières œuvres, Les Gratte-ciel du Midwest recèle une part importante d’autobiographie. Pourquoi vous lancer dans une telle entreprise ?
Quand j’ai commencé à plancher sur cette bande dessinée, en 2003, je souffrais toujours de certains « traumatismes », dont les origines devaient remonter à mon enfance. J’ai donc cherché à revenir sur cette période particulière de ma vie, afin de mieux comprendre ce qui avait pu alors clocher. Ma démarche avait clairement quelque chose de thérapeutique, c’était une sorte de catharsis. Je pense aussi que chacun de nous a gardé des histoires comparables en mémoire, et mes lecteurs devraient pouvoir sans peine établir des parallèles avec leur propre expérience…
Le personnage principal de votre livre – votre alter ego jeune – est dans sa dixième année. Pourquoi avoir décidé de vous concentrer sur cette période de la pré-adolescence ?
Il me semble que c’est l’âge à partir duquel j’ai vraiment commencé à évoluer, comme beaucoup d’autres enfants. Pour moi, la plupart de nos tracas et problèmes d’adultes, proviennent de cette époque, et de la façon dont on l’a traversée. Lorsque je regarde derrière moi, j’ai le sentiment que c’est la période de ma vie sur laquelle j’ai le plus de choses à raconter.
Pourquoi avez-vous choisi de clore votre récit à ce moment-là, alors qu’il aurait certainement pu se poursuivre ?
J’ai décidé de ne pas raconter la suite, parce que je pensais le moment venu de mettre un terme à ce projet, auquel j’avais déjà consacré quelques années de ma vie. Et puis je me demandais : « Mais qu’est-ce qui ne tourne pas rond, chez toi ? Qu’est-ce que tu racontes aux gens ? Pourquoi tiens-tu autant à partager les situations les plus humiliantes de ton enfance, que ce soit la scène dans laquelle tu te soulages dans les bois ou celle du coup de pied dans les couilles ? » J’aurais pu continuer encore longtemps, mais je crois qu’il me fallait vraiment passer à autre chose.
Pourquoi avoir opté pour ces personnages à mi-chemin entre l’homme et l’animal ?
Si j’avais dessiné mes personnages de façon réaliste, je pense que le résultat n’en aurait été que plus difficile à lire. Je ne sais pas trop pourquoi j’ai choisi de leur donner l’apparence d’animaux, mais j’ai l’impression que cela permet aux lecteurs de mieux rentrer dans l’histoire que je raconte. Un peu comme avec les Muppets ou les Looney Tunes… Avec des protagonistes à figure humaine, l’histoire serait devenue plus « spécifique », et les lecteurs auraient eu du mal à s’y retrouver… J’ai d’ailleurs bien tenté d’explorer cette voie, mais le résultat ne me convenait pas vraiment.
Pourquoi avoir inséré ça et là de fausses publicités ?
Avant d’être regroupés en un seul volume, les différents épisodes de mon histoire étaient publiés sous forme de fascicules à couverture souple. J’ai toujours été un grand fan de MAD [magazine satirique américain créé en 1952 par Harvey Kurtzman et William Gaines]. J’adorais leur humour décalé et leurs fausses publicités pour des produits improbables. J’ai alors eu l’idée d’en insérer dans les pages de mon récit, ce qui me permettait aussi de contrebalancer un peu sa noirceur. Sans quoi, je pense que mon livre aurait été trop déprimant à lire… D’ailleurs, quels que soient les événements que j’ai pu vivre dans la vraie vie, l’humour m’a toujours permis de m’en sortir ; il était tout à fait naturel que je m’en serve aussi dans ce livre ! En passant, je me demande si ces fausses publicités n’ont pas moins de raison d’être au sein de l’album cartonné que dans les magazines… Enfin, elles font quand même partie intégrante du livre, au point de suggérer parfois quels prochains événements vont s’y dérouler.
Comment expliquer le perpétuel va-et-vient de votre personnage entre le fantasme et la réalité ?
C’est à mon avis l’une des plus grandes caractéristiques de l’enfance. Lorsqu’on est enfant, on peut se servir de son imaginaire et de sa fantaisie pour échapper aux situations et événements désagréables. Adolescent, on en perd la capacité, on est contraint de faire face à la réalité. Une fois adulte, on peut toujours essayer d’y avoir recours, mais l’échappatoire par le biais de l’imaginaire n’a plus du tout la même force…
Lors de sa parution, l’album a reçu de très bonnes critiques aux Etats-Unis, a été nommé aux Ignatz, Eisner et Harvey Awards, et a même été adapté pour la scène. Quelle a été votre réaction devant ce succès ?
Le premier fascicule des Gratte-ciel du Midwest avait déjà été récompensé par l’Isotope Award – qui couronne le meilleur « mini-comic » de l’année – et les gens ont commencé à prêter plus d’attention à mon travail. Le livre a effectivement été nommé, mais n’a pas obtenu de prix. En même temps, si je suis face à Batman, c’est vrai que je n’ai aucune chance ! Voir l’adaptation théâtrale m’a troublé : c’était très bizarre de voir tous ces comédiens jouer devant moi mon propre rôle et ceux des membres de ma famille ! Je n’y connais pas grand-chose en théâtre, mais la mise en scène et les costumes étaient très imaginatifs.
Vous avez depuis publié un autre livre, Driven by Lemons. Pourriez-vous nous en dire deux mots, et pensez-vous qu’il y ait une chance de le voir un jour traduit en français ?
Driven by Lemons est le fac-similé d’un de mes carnets de croquis [on peut s’en faire un aperçu sur le site de l’auteur]. Mais il est davantage qu’un simple carnet de croquis, puisqu’il est totalement narratif. Après m’être attelé à la réalisation des Gratte-ciel du Midwest pendant cinq ans, j’avais besoin de passer à quelque chose de complètement nouveau pour moi, d’expérimenter. Et je voulais évoquer d’autres sujets que ceux de mon enfance. Avec Driven by Lemons, j’ai donc essayé d’expliquer la phase de dépression que j’avais traversée, ainsi que mon tempérament bipolaire. Le dessin est ce qui me permet le mieux de communiquer, que ce soit avec ma famille ou mes lecteurs. Alors que tout était absolument planifié dans Les Gratte-ciel du Midwest, j’ai au contraire cherché avec ce nouveau livre à prendre de la distance avec cette façon de faire, pour en inventer de nouvelles. Driven by Lemons est donc le fruit d’une improvisation, il dévoile en partie ce qui se passe dans mon subconscient, et certains passages sont nettement influencés par l’art abstrait. Les retours que j’en ai eus ont été plutôt bons, et je viens à peine d’en remettre une copie aux éditions Ça et là, en vue d’une éventuelle adaptation. Mais je crains tout de même que ce soit un peu trop ésotérique…
Quels sont vos prochains projets ?
Une combinaison entre Les Gratte-Ciel du Midwest et Driven by Lemons. Dans ce livre, il y aura bien une trame narrative, mais l’aspect psychologique sera plus proche de celui de Driven by Lemons. J’essaierai aussi d’y incorporer des considérations politiques et sociales. Enfin, je tracerai des pistes, en me gardant bien de donner mon propre point de vue ! Le tout devrait être un ouvrage de science-fiction, revisité de façon très personnelle. Mais pour l’instant, la priorité des priorités est de finir la construction d’une maison, avec ma femme. La bande dessinée pousse parfois à l’isolement, et j’ai ainsi perdu de vue quelques amis en cours de route… Si je prends aujourd’hui un peu de distance avec ma pratique de dessinateur, c’est aussi pour essayer de renouer des liens.
Propos recueillis par Pierre Gris
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Les Gratte-ciel du Midwest.
Par Joshua Cotter.
Çà et là, 22 €, novembre 2011.
Images © Joshua Cotter/Çà et là – Photo © Pierre Gris pour BoDoï.
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