Joshua Dysart ou le comics engagé
Dans UN3-Urgence Niveau 3, le scénariste américain Joshua Dysart et les dessinateurs italien Alberto Ponticelli et congolais Pat Masioni, racontent le quotidien de réfugiés en Irak, au Tchad ou au Darfour, et celui de volontaires des Nations Unies dépêchés dans ces grands foyers de crise humanitaire. Une commande du Programme alimentaire mondial de l’ONU, co-écrite avec Jonathan Dumont, sur laquelle les trois auteurs qui se connaissent parfaitement pour avoir travaillé ensemble sur la série Soldat Inconnu chez Vertigo, ont pu imprimer leur patte. Ils étaient à Angoulême pour défendre ce projet, édité en France par Bliss Comics, et évoquer plus largement leur passion pour une BD dotée d’un fond social ou politique et les difficultés que cela peut poser dans l’industrie, notamment américaine.
Que saviez-vous du World Food Programme des Nations Unies avant de vous lancer dans cet ouvrage ?
Joshua Dysart : Je me pensais plutôt bien informé sur le sujet, jusqu’à ce que je me rende sur le terrain. Je savais que le WFP nourrissait des millions de personnes quotidiennement sur toute la planète au moyen d’une impressionnante logistique. Ce que j’ignorais, c’est qu’il gère le support aérien de toute l’aide humanitaire, les moyens de communication (satellites, téléphones portables) dans les régions en crise. En un mot, il joue, aux côtés d’autres ONG comme Médecins sans frontières, le rôle de service administratif dans les zones les plus difficiles.
Alberto Ponticelli : Je ne savais pas grand-chose du WFP, mais j’ai réalisé que je n’étais pas le seul. Les gens ne savent rien de son action et c’est donc d’autant plus important de leur parler de ces zones auxquelles personne ne veut prêter attention.
Pat Masioni : Je viens de la République Démocratique du Congo, pays qui a connu des rebellions, des déplacés de guerre. En 1997, il y a eu la guerre au Congo- Brazzaville et beaucoup de Brazzavillois sont venus se réfugier à Kinshasa, et c’est là que j’ai vu le WFP distribuer de la nourriture aux réfugiés.
Comment le WFP vous a-t-il approchés ?
J.D. : Jonathan Dumont, qui est le responsable du service média du WFP, a eu cette idée, avec son équipe, de réaliser un roman graphique qui mettrait en lumière le travail de l’organisation. Il a contacté le scénariste Andy Parks, qui est un ami et m’a recommandé. Ils hésitaient encore un peu à valider le projet, mais à partir du moment où je suis monté à bord, je me suis vraiment battu pour le faire aboutir. Comme le WFP n’avait jamais fait de BD, c’est moi qui leur ai suggéré les noms d’Alberto et de Pat, parce que j’aime travailler avec eux et que ça me semblait important que notre équipe soit internationale. Je regrette qu’ils n’aient pu tous deux se rendre également sur le terrain mais outre les raisons d’argent, il y avait toute une batterie de tests et d’entraînement psychologique à passer qui représentaient de trop lourdes contraintes.
Pat et Alberto, comment avez-vous travaillé du coup pour restituer au dessin ces réalités parfois très dures ?
P. M. : Nous avons tous les trois déjà travaillé sur des sujets assez difficiles par le passé, la guerre en Ouganda dans Soldat Inconnu ensemble, le Rwanda de mon côté. Vous savez, il n’y a pas de plaisir à traiter ce genre de sujet mais c’est un devoir de le faire. Les scénarios de Joshua et Jonathan étaient très descriptifs et nous avons pu nous appuyer sur des photos et des vidéos. Nous avions à notre disposition une banque d’images, très utiles pour avoir une idée des couleurs notamment. C’était presque comme de se trouver sur place.
A.P. : Joshua et le WFP nous ont même envoyé des vidéos tournées en secret. Josh me disait de les regarder puis de les effacer pour ne pas courir de risque. Toutes ces images et les descriptions données dans le script nous ont vraiment aidé à créer un univers en trois dimensions, évitant, je l’espère, les stéréotypes. Il était clair qu’il n’était pas question de faire quelque chose de joli, de soigné. J’ai essayé d’adopter un trait qui ne soit pas confortable, haché. Les visages ne sont pas beaux et tout paraît un peu brouillon, parfois comme improvisé pour traduire l’état d’urgence et d’incertitude dans lequel se trouvent les réfugiés. Pat qui non seulement a dessiné le dernier chapitre, a aussi mis en couleurs les deux que j’ai dessinés, a travaillé sur cette idée de créer le malaise en mêlant beaux décors et situations terribles. De même, il faut être délicat dans la représentation de la violence. Elle est réelle, il vaut mieux la suggérer que la montrer frontalement pour mettre davantage l’accent sur les éléments qui créent de l’empathie.
Me interviewing Dinka cattle herders in South Sudan in early April. The gourds on the ground are filled with milk. pic.twitter.com/6y3riWrUvu
— Joshua Dysart (@JoshuaDysart) 23 août 2016
Joshua, comment avez-vous transformé les témoignages recueillis sur place en histoires ?
J.D. : Il m’est impossible de vous dire combien de personnes j’ai rencontrées lors de mes déplacements en Irak puis au Sud Soudan. Je me suis rendu dans des camps où les témoignages se succédaient. Parfois, c’était une foule de gens qui m’entouraient et me parlaient en même temps. Le récit du garçon qui a été captif et a perdu sa soeur dans le chapitre irakien est à 100 % basé sur le témoignage d’un seul témoin. Pour le chapitre sud-soudanais, nous avons bien rencontré une famille qui marchait en direction de la frontière. Mais nous n’avons pas pu retenir ses membres et discuter longtemps de leur sort car c’était vraiment une question de vie ou de mort pour eux. C’était une situation très étrange et éthiquement très compliquée pour nous : nous avions des camions, de l’eau, des vivres, de l’argent… Ils avaient déjà marché pendant dix jours et estimaient en avoir encore pour deux jours pour atteindre le Darfour. Donc, pour cette histoire, j’ai dû intégrer d’autres anecdotes recueillies auprès d’autres témoins. Combiner des histoires vraies peut parfois aboutir à raconter des histoires fausses. Il faut faire attention à cela et c’est pourquoi il est apparu qu’il était plus fluide de faire de UN3 une œuvre de fiction, avec notamment le personnage de Leila, une employée du WFP, que l’on suit de chapitre en chapitre.
Comment s’est passée la publication ? UN3 est d’abord sorti sur des sites web ?
J.D. : Oui, le premier chapitre est d’abord paru sur le Huffington Post, le deuxième sur Mashable. Ils restent facilement trouvables en ligne, mais encore faut-il le savoir. C’est pourquoi je suis si excité que Bliss soit le premier éditeur au monde à accorder suffisamment d’importance à ce que nous avons fait pour le publier sous la forme d’un ouvrage. Non seulement ça mais Florent Degletagne, qui dirige Bliss, se bat désormais pour le faire publier dans d’autres langues. Cela en dit long sur la singularité du marché français de la BD, je trouve.
Justement, en parlant de marché, comment avez-vous réussi à vous faire une place dans l’industrie des comics US en travaillant sur des BD aussi politiquement chargées ?
J.D. : Vous savez, cette place on se l’adjuge nous-mêmes, au forceps. Et parfois on nous fait bien comprendre qu’on ne veut pas trop de nous ! Se faire sa propre place dans l’industrie passe par se trouver des alliés. Alberto et moi avons fait dernièrement une mini-série, Goodnigfht Paradise, sur l’épidémie de pauvreté et la multiplication des sans abris à Venice Beach. J’ai pitché ce projet partout pendant 10 ans : pour que le projet aboutisse, il a fallu l’intervention de Tze Chun, de chez TKO comics, qui a vécu lui-même à Los Angeles et se pose les mêmes questions que nous. Dix ans à enfoncer des portes jusqu’à ce qu’il y en ait une qui cède… Déjà Soldat Inconnu n’a existé que parce que Karen Berger, la directrice éditoriale de Vertigo, croyait dans la relecture que j’en ai proposée. Sans elle, nous n’aurions pas eu de deuxième année.
Vous pouvez nous parler de la création de ce Soldat Inconnu ?
J.D. : C’est né d’une envie de DC de réactiver et moderniser ce vieux personnage de soldat de la Seconde Guerre mondiale. Ils ont demandé à plusieurs scénaristes de trouver des idées. Nous étions en 2005 et je savais que dans l’atmosphère post-11 septembre qui régnait alors, tous les candidats y iraient de leur transposition en pleine « War on terror » comme on disait aux États-Unis. Je suivais ce qui se passait en Ouganda autour de Joseph Kony et de la Lord’s Resistance Army et je me suis dit que c’était audacieux de proposer de faire du Soldat Inconnu un Africain de l’Est. Il n’y avait rien d’humanitaire dans ma démarche, c’était un pur truc de mercenaire pour avoir le job. Je n’y croyais pas puis le film Blood Diamond avec Leonardo di Caprio est sorti et j’ai été appelé. Là, j’ai été terrifié à l’idée que j’allais peut-être écrire la plus post-coloniale et raciste des séries. J’ai commencé à trouver que c’était une mauvaise idée mais j’étais contractuellement obligé de rendre les pages donc j’ai acheté un billet pour l’Ouganda et j’ai passé deux mois sur place. Pas que cela fasse de moi un expert, mais c’est tout ce que je pouvais me permettre.
Avez-vous l’impression que cette série a changé des choses dans l’industrie ? Quel est son héritage, si elle en a un ?
J.D. : C’est difficile pour moi de vous répondre. Je ne suis pas le mieux placé mais autant je suis fier de ce que nous avons fait, autant je suis un peu désolé que notre Unknown Soldier n’ait pas fait davantage débat. Il y avait des éléments très discutables sur la question de la représentation ou celle de l’utilisation de la violence notamment. J’aurai aimé que la critique nous remette un peu plus en cause. Il y avait la place pour ça. Mais attention, nous avons beaucoup travaillé sur la série, en faisant ce que nous pouvions et parfois ça marchait. Pour ce qui est de l’héritage, c’est épuisé aux États-Unis, impossible à trouver et DC n’a pas l’air pressé d’en sortir une jolie édition… Je suis un peu frustré à vrai dire.
Quels sont vos autres projets?
P. M. : Je vais au Ghana pour 1 mois pour le compte du ministère de l’Immigration, afin de produire une histoire de 16 pages un travail sur l’esclavage, qui sera publiée en livret. Puis je serai ouvert à travailler avec des éditeurs français.
A.P. : J’ai commencé à travailler avec le scénariste Stewart Moore sur un projet très différent orienté action pour un nouvel éditeur américain. C’est une mini-série dont le titre est, je crois, Bronzage Boogie.. cela vient juste de changer ! J’avais besoin de faire un break et d’aller vers des histoires plus légères après UN3 et Goodnight Paradise.
D’ailleurs verra-t-on Goodnight Paradise en France ?
J.D. : Nous en avons grand espoir oui. Mais je ne sais pas si ce sera chez Bliss. Ce choix ne nous appartient pas. En attendant j’invite vos lecteurs à aller lire le premier chapitre gratuitement sur le site de TKO. Pour ce qui est de mes autres projets, je ne suis pas sûr de retravailler tout de suite sur des sujets aussi ancrés dans la réalité sociale. Je travaille sur l’univers Valiant avec la sortie prochaine de The Life and Death of Toyo Harada. Et j’ai en chantier un roman graphique avec une artiste nommée Camilla d’Errico, qui relèvera de la fantasy industrielle. Une allégorie sur la manière dont les enfants furent utilisés durant la révolution industrielle, mais ça sonne beaucoup plus sérieux que ça ne le sera, dit comme ça. J’ai toujours envie de raconter des histoires thématiquement riches, sur des sujets comme les mouvements de population ou les populations marginalisées, mais je vais le faire via un traitement pulp désormais.
Propos recueillis et traduits par Guillaume Regourd
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UN3 – Urgence niveau 3.
Par Alberto Ponticelli, Pat Masioni et Joshua Dysart.
Bliss Comics, 19 €, octobre 2018.
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