Jouvray/Cognet : « Bob Denard, un pirate, qui cherche l’aventure »
L’une fut l’élève de l’autre à l’école Émile Cohl avant qu’ils ne collaborent sur des récits courts pour la revue mensuelle Les Rues de Lyon. Lilas Cognet, dessinatrice, et Olivier Jouvray, scénariste, nous racontent comment est né leur premier album en commun, une biographie romancée du « dernier mercenaire » français, Bob Denard. Un personnage a priori antipathique, dont les aventures à peine croyables – mais vraies – en disent long sur les manigances de l’État français en Afrique pendant la décolonisation.
Comment est né ce projet de raconter la vie de Bob Denard, un des derniers mercenaires français, qui connut son heure de gloire au XXe siècle ?
Olivier Jouvray : C’est Aurélien Ducoudray, le directeur de la collection Karma aux éditions Glénat, qui m’a proposé de raconter la vie de Bob Denard. J’ai dit oui tout de suite, car je connaissais le personnage. Il se trouve qu’en avril 2007, j’ai accompagné des scientifiques aux Comores pour une émission d’Arte. Alors qu’on survolait les îles dans un petit avion, le pilote nous a signalé qu’on survolait la villa de Bob Denard, l’un des mercenaires les plus connus de la seconde moitié du XXe siècle. Il est mort quelques mois plus tard, en octobre. Ce qui m’intéressait, c’était l’aspect romanesque, voire romantique, de sa démarche. Je voulais montrer qu’un mercenaire, ce n’est pas toujours une brute sanguinaire qui cherche à s’enrichir. C’est plutôt une sorte de pirate, qui cherche l’aventure avant tout. D’ailleurs, il se nommait le « Corsaire de la République ». Il parlait aux services secrets français avant chaque opération, qui lui donnaient un « feu orange ». Autrement dit : si tout se passe bien, Bob Denard était couvert, mais sinon, la faute reposerait sur lui.
Pourtant, on ne sait pas grand-chose, officiellement, de ses agissements, dans les pays d’Afrique. La période de la décolonisation n’est pas celle qui est le plus détaillée dans les manuels d’histoire : la France n’a pas les mains propres là-dedans, on ne parle pas de toutes ces histoires de barbouzes ! Pour classer ces affaires sales, la France les a privatisées, en planquant les dossiers chez de grandes entreprises « amies ». Dans l’album, j’égratigne à peine la surface de ce que la France a fait en Afrique.
Lilas Cognet : Au départ, je n’avais pas très envie de m’atteler au sujet, surtout parce que ce n’est pas très plaisant de dessiner la guerre. Mais je me suis dit que ce serait un défi, et aussi que j’apprendrais beaucoup de choses sur la décolonisation. Et le thème a fini par m’intéresser !
Résumer la vie entière d’un tel personnage en un album, même s’il fait 144 pages, relève d’une gageure. Pourquoi ne vous êtes-vous pas focalisé sur une période précise ?
O.J. : C’est ce que mon éditeur m’avait suggéré. Mais ce que je voulais, c’était parler aussi de l’Histoire derrière celle de Bob Denard, de la Seconde Guerre mondiale, de la décolonisation et des conséquences qu’on ressent encore aujourd’hui. Pour cela, je me suis noyé dans la documentation : livres, archives de Paris Match ou du Monde diplomatique, et sur un site Internet tenu par d’anciens collègues de Bob Denard. Ce qu’il en résulte, ce n’est pas une biographie du vrai Bob Denard, mais mon Bob Denard, le personnage romanesque que j’en ai fait, avec ce que j’ai compris de lui. Certains de ses questionnements d’adolescent sont ceux de ma propre enfance, avec aussi cette envie d’aventure exacerbée par les lectures de Tintin, de Jules Verne, du Club des Cinq… Les notions de mystère et de lieux secrets étaient très présentes – c’était avant Internet ! Bob Denard a été élevé dans un environnement de droite, on l’on valorise l’esprit conquérant.
J’ai repris les faits historiques, mais je les décris de manière allégorique. Ainsi on retrouve le vrai nom d’un bateau, mais les dialogues relèvent de mon ressenti. C’est presque de la bande dessinée d’opinion. Mais je ne fais pas faire n’importe quoi à Bob Denard, je n’invente rien. Ce qui est certain, c’est qu’on était parti sur 125 à 130 pages dès le départ, et que j’aurais pu facilement en faire le double !
Comment tenir le lecteur en haleine sur toute la longueur de l’album ?
O.J. : Écrire un scénario, c’est comme écrire une chanson : une rythmique doit s’installer. On chapitre, on change de pays et de dessin à chaque partie, on crée des ruptures, on remet dans le contexte. Je relis toujours à haute voix mes textes pour sentir si le rythme est bon. Avec Lilas, on définit combien de cases exprimeront « un moment » (une ou deux en général). Je synthétise un « moment » en deux ou trois phrases maximum. Ce métier, c’est l’art de la synthèse. Il faut se débarrasser de l’envie de tout dire. On invite les lecteurs à se questionner, on leur donne envie d’en savoir plus.
L.C. : Je me dis que plus je prends du plaisir à dessiner un album, moins les gens s’ennuieront. Donc j’expérimente, je m’amuse. Je regarde énormément d’images en tous genres, de l’art brut au naturalisme, du Douanier Rousseau aux peintres flamands, et mon influence vient aussi de Descola sur les différentes manières de représenter les choses. En bande dessinée, je lis ce que font Ludovic Debeurme, Camille Jourdy, David B., Manuele Fior, Jérémie Moreau, Pablo Auladell… D’où ma palette graphique très large !
Pour cet album, j’ai marqué une rupture graphique à chaque chapitre. Dans le premier, où il est question de l’enfance de Bob Denard, le rendu est doux, presque flou, comme si on se remémorait des souvenirs. J’ai procédé avec un noir et blanc très fort, et j’ai ajouté quelques couleurs de manière artificielle, comme quand on recolorise de vieilles photos en noir et blanc. Pour la partie qui se déroule au Maroc, j’ai choisi au contraire de travailler en couleurs directes, avec des tons jaunes et orangés lumineux.
Que peut-on dire du personnage de la Mort, qui danse un tango avec Bob Denard sur la couverture de l’album ?
L.C. : C’est un personnage que j’ai tout de suite trouvé très intéressant. Il converse avec Bob Denard, c’est même le seul à lui tirer les vers du nez, à l’enquiquiner ! Ils ont une relation presque tendre, comme deux vieux potes. C’est ce que j’aime chez Olivier, sa façon d’entrer dans l’intimité des personnages. C’est ce que j’ai voulu rendre sur la couverture, une danse macabre et sensuelle.
O.J. La Mort, c’est moi ! Avec cet album, je redonne vie à Bob Denard, et à la fin, je le tue. C’est une manière pour le scénariste que je suis d’instaurer un dialogue avec mon personnage. La Mort me permet d’apporter des réflexions personnelles, mes opinions politiques, ou encore des questions que j’aurais aimé poser à Bob Denard. Cela me permet de faire en sorte que les lecteurs et lectrices puissent faire la distinction entre les faits historiques et des ressentis.
Comment s’est déroulée votre collaboration, concrètement ?
O.J. : Lilas est une ancienne élève de l’école Émile Cohl où je donne des cours… une de mes meilleures étudiantes ! Elle a une puissance de travail et de vitesse, un imaginaire graphique incroyable, et elle n’hésite pas à faire des choix radicaux. Elle se fiche de suivre une mode. C’est un vrai bonheur de travailler avec elle ! Et comme l’éditeur ne cherchait pas un dessin réaliste pour ce projet, mais plutôt du côté de l’expressionnisme, de la métaphore… J’ai tout de suite pensé à Lilas. Elle a inséré plein de petits trucs rigolos dans le dessin, plein de styles différents et de couleurs, des représentations, des références (à Popeye, à Tintin) pour qu’on ne s’ennuie pas.
L.C. : Olivier m’envoyait le scénario des planches au compte-goutte, donc c’était un peu bizarre, je commençais avec une technique sans savoir trop où ça irait ensuite.
Finalement, vous avez réussi à dessiner la guerre sans trop de difficultés ?
L.C. : J’ai choisi d’en faire une représentation décalée. C’est plus simple, plus esthétique, mais c’est aussi par égard pour les victimes et leurs proches : beaucoup de gens sont morts dans d’atroces souffrances durant les événements qui sont racontés, et cela peut être douloureux de voir des choses trop réalistes. Personnellement, je ne me complais pas dans les choses sanglantes. J’aime bien les films gores, mais quand ils sont un peu mal faits, qu’on voit le côté artificiel.
Quelle est la planche dont vous êtes la plus fière dans cet album ?
L.C. : J’aime bien la double page centrale de la BD : Bob Denard est dans une sorte de rêverie alors qu’il s’est pris une balle dans la tête, et des personnages s’entretuent en s’écroulant comme une suite de dominos.
O.J. : C’est un dessin qu’on avait montré à l’éditeur tout au début du projet, tout le monde a été emballé. On en voit d’ailleurs la version originale à la fin de l’album.
Lilas, après Love Corp (Delcourt, 2020) et Bob Denard (Glénat, 2021), quel est votre prochain projet de bande dessinée ?
L.C. : J’ai un ami scénariste qui a une très belle écriture, Antoine Rocher, il prépare un dossier à montrer aux éditeurs. Ce sera l’histoire d’un fantôme de la guerre de 1914-1918 qui vient hanter les différentes générations de sa famille. Mais comme j’ai enchaîné deux albums ces trois dernières années, je vais commencer par faire une pause !
Propos recueillis par Natacha Lefauconnier
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Bod Denard, le dernier mercenaire.
Par Olivier Jouvray et Lilas Cognet.
Glénat, coll. Karman, 144 p., 22 €, août 2021.
Images © Jouvray/Cognet – Glénat – Photo de Lilas Cognet © Tim Douet
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