Judith Vanistendael : l’amour, la mort et la délicatesse
Après le succès critique des deux tomes de La Jeune Fille et le nègre, un récit autobiographique de son histoire d’amour avec un réfugié togolais sans papier, la Bruxelloise Judith Vanistendael est de retour avec un épais roman graphique autour d’une thématique sensible. Dans David, les femmes et la mort, le héros découvre qu’il est atteint d’un cancer. Avec les femmes de sa vie, il va tenter de faire face à la maladie. L’auteure revient sur la création de ce livre, un travail éreintant de deux années.
Au moment de la sortie du deuxième tome de La Jeune Fille et le nègre, vous évoquiez le futur David, les femmes et la mort comme un projet de 160 pages environ. Au final, il en compte 272. Pourquoi cette évolution ?
Quand j’ai présenté le projet à mon éditeur, j’ai même parlé de 100 pages au début. J’étais encore dans le rythme narratif de La Jeune Fille et le nègre, beaucoup plus dense. J’ai ralenti le rythme de l’histoire. C’était nécessaire, car elle parle d’émotions retenues, elle a besoin d’espace. Le format est aussi plus petit, je dois me limiter à trois bandes : cela ralentit énormément. Mon éditeur a accepté alors que c’était très contraignant pour lui : jusqu’au dernier jour, je ne savais pas combien de pages allait compter l’album !
Est-il également autobiographique ?
Pas du tout. L’histoire est complètement fictive. Cependant, j’ai écrit cet album car j’ai perdu quelqu’un de très proche, des suites d’un cancer. Ce sont des moments particuliers où l’on est très proche de sa famille.
Avez-vous un alter ego dans David les femmes et la mort ?
Non, Miriam (la fille de David), par exemple, n’a pas du tout mon caractère. Il est même presque l’inverse du mien, car j’ai ressenti le besoin de raconter cette histoire autour du cancer alors qu’elle, ancienne photographe de guerre, ne veut plus photographier que des « choses jolies ». Ce que font les reporters de guerre pour survivre psychologiquement me fascine. C’est aussi une sorte de conflit avec moi-même : avec mon métier, je suis un peu en dehors de la société, je fais des « choses jolies ». J’ai des idées engagées, alors pourquoi ne pas les concrétiser ?
Ne craignez-vous pas de rebuter les lecteurs avec une thématique aussi difficile ?
J’aurais pu écrire un livre ou une pièce de théâtre, mais la bande dessinée me correspond mieux. En néerlandais, on ne parle d’ailleurs pas de genre, mais de « médium » au sujet de la BD. Il s’agit juste d’une manière de s’exprimer, de traiter un sujet que je trouve intéressant. Je trouve dommage que les gens réduisent la BD à un genre. On peut tout dire en BD. Pour les films, personne ne se pose la question.
Pourquoi avez-vous situé l’action à Berlin ?
C’est venu comme ça. J’ai vécu un an dans le quartier de Friedrichshain où se déroule l’histoire, quand j’avais 17-18 ans. J’ai adapté le reste de la BD à Berlin : David va faire du bateau sur les lacs, même l’hôpital est celui de Friedrichshain. J’y suis allée pour faire des photos. Cet ancien quartier d’ouvriers est caractérisé par sa mixité sociale. Je voulais raconter l’histoire d’une famille d’intellectuels habitant à côté d’ouvriers, des gens intelligents qui se posent des questions, qui sont obligés de se confronter à leurs émotions. Ils ont des difficultés énormes à faire face à des sentiments négatifs.
Votre expérience comme illustratrice de livres pour enfants vous aide-t-elle à amener un peu de légèreté dans l’album ?
C’est plutôt le fait d’avoir moi-même des enfants qui m’amène cette légèreté. Quand mon beau-père est mort, ma fille avait trois ans et j’ai vu comment les enfants vivent la mort. Ils ont une capacité à avancer qu’on perd une fois adulte. Pour eux la vie continue, la mort en fait partie.
Comment s’est déroulée la réalisation du livre ?
Le travail à l’aquarelle a été assez vite, me prenant six mois environ. Au total, j’ai mis deux ans à bâtir cet album, entre l’écriture, le découpage, la recherche des personnages… Je n’ai tranché la fin qu’au dernier moment, car je n’étais pas contente de ma conclusion initiale, de la manière dont je montrais le départ de David. Finalement, la fin est très onirique, je ne la voulais pas trop triste: il prend son bateau et s’en va, il gagne sa liberté. Il y a aussi un clin d’œil à la mythologie celte où les morts partent en voyage, en mettant le cap à l’Ouest. Mais pour ma part, je ne crois pas à la vie après la mort…
Quel est votre point de vue sur l’euthanasie, un thème abordé dans votre ouvrage ?
Je suis pour, je trouve qu’il s’agit d’un acte humain. Je n’aime pas du tout l’idée qu’on empêche la personne concernée de décider si elle veut vivre ou pas. En Belgique, l’euthanasie est légale. En revanche, elle est prohibée en Allemagne; c’est très lié aux crimes des Nazis pendant la Seconde Guerre mondiale.
L’ensemble de l’album est assez poétique, mais certains passages tranchent en montrant une réalité sans fard…
Il y a trois passages assez réalistes et directs, que certains lecteurs ont du mal à affronter. En fonction de leur sensibilité, ce n’est pas toujours le même passage qui choque.
Avez-vous vaincu votre peur de la mort ?
Non, pas du tout. Réaliser cette bande dessinée n’a pas été une expérience agréable, c’était comme de tout revivre une deuxième fois. Je suis contente d’en avoir terminé et de pouvoir passer à autre chose. Si je pensais inconsciemment que ce travail pourrait avoir une fonction cathartique, c’est raté ! Mais ma peur est différente désormais, car j’ai dû l’affronter. En revanche, je n’ai pas du tout la crainte de vieillir, au contraire je trouve cela chouette !
L’album sera publié en même temps en néerlandais et en français.
C’est une volonté en tant que Belge. Je déplore l’évolution de mon pays ces dernières années. Il y a des malentendus débiles qui séparent les gens. Je suis Bruxelloise et Flamande [et parfaitement francophone !, ndlr], pour moi, publier la BD dans les deux langues est presque un acte politique.
Quels sont vos projets ?
Je prépare un livre pour enfants de 90 pages, un grand poème pour lequel je vais faire des illustrations à l’aquarelle ou à l’acrylique. J’ai également un projet avec un scénariste espagnol. C’est l’histoire d’un garde du corps venu du Sud de l’Espagne pour travailler au pays basque. A l’origine, il voulait être écrivain mais ne trouve pas l’inspiration. Il est menacé par l’ETA. Cet album montrera la vie sous la pression terroriste.
Propos recueillis par Eloïse Fagard
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David, les femmes et la mort.
Par Judith Vanistendael.
Le Lombard, le 13 janvier 2012.
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