Julie Delporte : « Je ne voulais pas d’un livre de coming-out »
L’illustratrice française Julie Delporte s’est installée au Canada dans les années 2000. Elle y dessine et écrit des récits graphiques, des livres sur le 9e Art et pour la jeunesse, dont plusieurs ont trouvé un bel écho en France. Elle explore avec brio le champ de l’autobiographie depuis Journal, sorti chez L’Agrume en 2014 et réédité par Pow pow en 2020. Moi aussi, je voulais l’emporter (2017) témoignait de sa construction sociale et intime ; sorti en janvier 2023, Corps Vivante lui fait directement suite. Elle y fait le récit délicat et bouleversant de son entrée en lesbianisme, aboutissement d’un long chemin autour de sa sexualité. BoDoï l’a rencontrée lors du festival d’Angoulême 2023, où elle présentait ce nouvel ouvrage.
Comment est né Corps vivante ? Combien de temps vous a pris sa réalisation ?
J’ai travaillé dessus deux ans, à peu près. L’idée était de faire suite à Moi aussi je voulais l’emporter mais aussi à Décroissance sexuelle, qui était un petit livre de poésie et de gravures que j’avais écrit. C’était dans la continuité, même si ça se lit séparément. Moi aussi parlait de mon rapport à mon genre, et là je voulais évoquer mon rapport à ma sexualité. Dans Décroissance sexuelle, il y avait beaucoup de choses, que je mettais dans de très petites phrases, et j’avais envie de les déplier.
Vous poursuivez un travail aux crayons de couleur. Qu’est-ce qui vous plaît dans ce medium ?
J’ai essayé les crayons de couleur au tout début de mon Journal, que je tenais en ligne. J’ai eu tout de suite l’impression d’avoir un style qui ne ressemblait à personne. Tandis qu’au crayon ou à l’encre, j’avais l’impression que ça ressemblait à plein d’autres choses. J’adore les couleurs, l’association des nuances, etc. Et puis le contact du crayon sur la feuille. On peut appuyer très fort, contrairement à un feutre. C’est très analogique. J’ai besoin de quelque chose qui ne soit pas dématérialisé.
Corps vivantes est construit comme une réflexion à la première personne, ornée d’éléments naturels : minéraux, fleurs, algues, fruits, coquillages, mais aussi de tissus… Qu’est-ce qui vous parle dans cette manière de (vous) raconter ?
La BD est un langage difficile pour moi. J’avais envie d’une forme plus libre. Je n’arrive pas à faire des personnages qui se ressemblent d’une case à l’autre. Je n’avais pas d’action à dessiner, tant le récit est intérieur. J’aurais dessiné, quoi? Moi qui marche sur la plage ? J’ai pensé Corps vivante comme un film expérimental, où le texte serait une voix off suivi d’un montage d’images – un peu comme dans un film de Chris Marker.
J’ai tout un panthéon de livres qui m’ont aidée à vivre. La littérature participe à une forme d’auto-thérapie, ou de compréhension de la vie.
Comment travaillez-vous ? Est-ce d’abord le texte, puis le dessin, les deux en même temps… ? Faites-vous des ébauches ?
Je dessine tout directement, il n’y a pas de crayonné. Corps Vivantes, c‘est vraiment des dessins que je commence sans savoir où ils vont. Il y a un truc méditatif. La plupart sont faits d’après des photos : je faisais de longues balades, je photographiais des détails qui m’interpellaient par leur forme, leurs couleurs. À mon bureau, je commençais à dessiner sans savoir où ça allait. Un dessin c’est plusieurs heures, en écoutant des podcasts et des livres audio. En laissant les couleurs et le crayon aller un peu où ils veulent.
Pour cet album, j’ai écrit le texte et fait les dessins séparément, mais sur une même période. Souvent, je travaillais le texte le matin, pendant deux-trois heures. Et si j’avais de l’énergie, je dessinais l’après-midi. Mais je ne savais pas forcément quel dessin irait avec quel texte. C’est après que j’ai commencé à faire du montage. Sur mes autres albums, il y avait aussi un travail de montage différent : j’avais fait des pages de dessins avec du texte. J’en avais fait plein de petits bouts dans tous les sens, beaucoup dans des carnets. Il fallait ensuite monter les pages du carnet. Donc c’est un processus différent, mais toujours avec une temporalité qui doit être reconstruite.
Dans ce livre, il est question de désir, de sexualité, de représentation, de traumas… Est-ce que ça vous paraît facile, de puiser ainsi dans votre intimité pour nourrir votre création ?
C’est le plus facile, c’est aussi là que j’ai l’impression d’avoir des choses à dire. Ce qui m’a le plus marquée en BD et en littérature sans dessin, ce sont les autobiographies, quand les autrices et les auteurs parlent d’eux. Annie Ernaux parle des livres qui aident à vivre ; j’ai tout un panthéon de livres qui m’ont aidée à vivre. La littérature participe à une forme d’auto-thérapie, ou de compréhension de la vie. Je recrache un peu tout ce que j’ai lu dans ce que j’écris. Je ne le fais pas pour moi. J’espère que des jeunes femmes vont le lire, et que ça va peut-être résonner, et participer à leur propre chemin.
Les gens qui lisent mon livre se projettent de différentes manières. Personne n’en fait le même résumé, et parfois je ne m’y reconnais pas – et ce n’est pas grave !
Journal s’ouvrait justement sur cette citation d’Annie Ernaux : « Je me demande si je n’écris pas pour savoir si les autres n’ont pas fait ou ressenti des choses identiques, sinon, pour qu’ils trouvent normal de les ressentir »…
Même quand j’ai fait de la fiction, il y a toujours de ça. C’est une manière de communiquer avec les autres.
Vous livrez peu de détails chronologiques ou d’anecdotes, principalement du ressenti, des émotions. Pourquoi ?
C’est venu naturellement. Je n’arrivais pas à trouver la forme que ça allait prendre au début. Je voyais que je n’allais pas pouvoir mettre la date comme dans les autres livres – ce n’était pas que du présent. Il fallait puiser plus dans le passé, comprendre des choses et créer un chemin.
Est-ce lié à ce désir d’un récit universel ?
Oui, vraiment. Je l’ai fait inconsciemment, mais je constate que ça fonctionne bien. J’évacue les détails trop biographiques. On est ainsi davantage dans des sensations qui peuvent être universelles, ou en tout cas parler à beaucoup de gens. Je vois qu’ils se projettent de différentes manières. Personne n’en fait le même résumé, et parfois je ne m’y reconnais pas – et ce n’est pas grave !
Vous mettez des mots précis sur des expériences partagées sans doute par pas mal de femmes queers. Est-ce que formuler tout ça vous prend du temps?
Utiliser les mots exacts est la partie facile, pour moi. C’est vraiment le but, trouver le mot. C’est là que j’ai le plus de facilité, et donc de joie. Le dessin est plus compliqué. Ce qui m’a beaucoup aidée, pour Corps vivante, c’est de demander des subventions au Canada pour l’écrire. J’ai fait ça sans avoir commencé le livre. J’avais fait un premier grand texte sur mes intentions ; ça a été refusé. Quelqu’un, dans le jury, avait trouvé ça « trop radical » – mais les autres avaient aimé. Cela m’a forcée à reprendre, à le réexpliquer d’une autre manière. Cette période a duré assez longtemps, j’étais encore en train de faire Décroissance sexuelle. J’ai beaucoup lu, beaucoup réfléchi. J’avais plein de choses dans la tête. C’est pour ça, peut-être, que les dessins ne sont pas venus en même temps. J’ai eu besoin de prendre mon ordinateur et de commencer à faire des phrases.
Un livre m’a aidée à écrire, Autoportrait de Edouard Levé. L’auteur s’y décrit avec des phrases assertives. J’ai commencé à écrire mon texte avec des assertions sur ma sexualité. Après, je m’en suis un peu éloignée, mais il y a des passages qui fonctionnent comme ça. Chaque phrase est un monde, a une force en elle-même.
Dans ce récit de sortie de l’hétérosexualité, on a parfois l’impression de lire une sorte de retour à l’adolescence, avec cette peur de ne pas avoir les bons codes, ce besoin de s’habiller comme les autres…
C’est un espèce de syndrome de l’imposteur, avec l’idée d’arriver trop tard. C’est un peu l’expérience d’une honte en décalé… J‘avais honte face à la communauté d’arriver si tard… T’es une « petite nouvelle », quoi. Beaucoup de lectrices se sont reconnues là-dedans, dans la peur de ne pas être assez queer. J’ai ressenti comme une gêne… Je me souviens, je me suis coupée les cheveux quand j’étais en pleine réflexion. Y a un côté très adolescent, voilà, je me suis coupée les cheveux avec les côtés rasés, pour marquer ça. Et en même temps, t’as honte de faire ça, tu te demandes « qu’est-ce que les gens vont penser ?»…
Est-ce que produire une œuvre sur cela aide à trouver une légitimité ?
Ce qui me fait du bien, c’est que j’ai eu des retours de gens qui me disent « moi aussi, j’ai le syndrome de l’imposteur ». Je n’ai pas cherché à savoir pourquoi, mais sans doute soit d’arriver tard, soit de continuer à avoir des relations avec des hommes… Il y a mille raisons, j’imagine qu’il y a aussi des filles super féminines qui ne se sentent pas comme des « vraies lesbiennes ». Ce n’est pas juste moi, et ça je ne l’avais pas remarqué avant.
Je ne sais pas si le livre aide face à ça. C’est tellement intime, et c’est pas facile d’en parler. C’est fou, l’expérience de la honte. Je suis très fière de m’identifier comme lesbienne, queer. Mais – je pense que ça vient avec mon caractère – je suis tout le temps en train de tâter le terrain, de réfléchir à comment me positionner. C’était un livre sur lequel il était beaucoup plus dur de faire la promotion, j’ai toujours peur de dire une bêtise. Et puis beaucoup de médias traitent Corps vivante comme un livre sur le coming-out. Mais justement, non, je ne voulais pas que ce soit un livre de coming-out, ça ne parle pas que de ça.
Je crois que c’est le premier livre que je montre aux gens en étant fière de mes dessins.
Parler de lesbianisme politique, de « devenir » lesbienne, autant de concepts qui font débat parmi les personnes queer, dans un album grand public, est-ce que ça vous a posé question ?
J’ai essayé de rendre ça le plus accessible possible. Je me suis fait relire par des amies, par exemple la romancière Céline Huyghebaert, qui a écrit Le Drap blanc. Elle n’est ni lesbienne, ni queer. Elle a pu me dire ce qu’elle ne comprenait pas, mon éditeur aussi. On s’est même demandés si on devait expliquer le mot « queer », et jusqu’où aller dans l’explication. Je me dis que c’est le genre de livre où l’on n’a pas besoin de tout comprendre. C’est très dense, ce n’est donc pas grave si tout le monde a différents niveaux de lecture.
Comment avez-vous évolué dans votre pratique de l’autobiographie, depuis Journal ?
Le dessin a beaucoup évolué. Quand je revois Journal, ce n’est techniquement pas la même chose. Je suis toujours très mauvaise pour dessiner à main levée, ça ressemblerait à un dessin d’enfant. Mais quand je dessine la nature, en allant presque vers l’abstraction avec différentes teintes, c’est devenu assez précis. J’ai beaucoup moins honte de mon dessin. Je crois que c’est le premier livre que je montre aux gens en étant fière de mes dessins.
Sinon, j’ai toujours la même démarche. Mais si dans Journal j’avais un peu de bagage théorique, ce n’étaient que des références à des hommes, à part Annie Ernaux. Je ne savais même pas que j’étais féministe. Entre-temps il y a eu un politisation, une conscientisation. Ça se retrouve dans l’écriture.
Monique Wittig, Adrienne Rich, Chantal Akerman, Dorothy Allison, Tove Jansson… Les références au cinéma et à la littérature sont nombreuses dans cet ouvrage. Et en BD, quelles sont les vôtres ?
Une des bande dessinée qui m’a le plus marquée, c’est Frances, de Joanna Hellgren, dessinée tout au crayon. Je l’ai lu quand je commençais. Il y avait aussi Dominique Goblet. J’avais vu les morceaux de scotch qu’elle laissait sur les planches, je l’ai réutilisé… J’aime aussi La Fêtes des mères, de la Finlandaise Amanda Vähämäki. Elle utilise les crayons de couleur de manière extraordinaire. La lire m’a poussée à persévérer dans ce medium-là.
Ce sont mes références graphiques, mais même dans Frances il y a un couple de lesbiennes. C’est fou ! C’est toujours la même histoire : c’est ma BD préférée, que je lis en me disant « j’espère qu’un jour je dessinerai comme elle ». Et elle est lesbienne, et elle dessine des lesbiennes, et à l’époque je ne savais pas que j’étais comme elle. C’est de là que vient Corps vivante : j’ai fait presque un livre entier sur Tove Jansson. Et le propos était : « Ah c’est mon premier modèle féminin, je trouve enfin une femme à qui je veux ressembler. » J’aimais tout, et oui, c’était une lesbienne – en plus avec un chemin similaire, elle a aussi vécu des histoires avec des hommes avant.
Et maintenant que vous connaissez votre identité, avez-vous l’impression d’avoir accès à une « BD lesbienne » ?
Oui, il y en a plein ! Il y a mon amie Mirion Malle… Je viens de lire un super livre de Nikos Balboa, Play with fire. Un style différent du mien, mais c’est très connecté à Corps vivante, concernant l’histoire. Il y aussi des gens qui sont là depuis longtemps : Émilie Plateau, Diane Obomsawim, qui a fait J’aime les filles, elle est moins connue en France. En fait, on est plein de queers ! Et on ne fait pas que des livres sur le coming-out. La BD est un art spécifique, ça peut correspondre à des gens un peu différents.
Vous vivez aux Canada depuis 2005, et vous n’êtes pas la seule autrice française à vous y être installée… Comment l’expliquez-vous ?
Je n’ai jamais fait de BD en France. J’ai commencé au Canada, et j’ai trouvé que c’était plus facile de commencer à faire de l’art. Pour moi il y avait moins de carcan, c’est un plus petit milieu. Je pense que dans la société québecoise, il n’y a pas besoin que quelqu’un vous dise « vous avez du talent » ou « vous n’en avez pas ». Et, peut-être à de micro-exceptions près… Moi, je n’y ai pas vécu de violences sexistes. Oui, le Québec n’est pas parfait, et le milieu littéraire y a aussi eu son petit #MeToo. Mais en BD, on est relativement tranquille, par rapport à ce que j’ai pu entendre sur la France.
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Corps vivante.
Par Julie Delporte.
Pow Pow, 27 €, janvier 2023.
Images © Julie Delporte
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