Julien Frey: « D’autres mémoires ont supplanté celle du STO»
D’autres mémoires ont supplanté la mémoire du STO. »Je voulais battre en brèche l’idée que les envoyés du STO étaient des planqués. » Julien Frey, 43 ans, a mené un véritable travail d’historien pour écrire L’Œil du STO (Futuropolis, dessin de Nadar), à partir du parcours du grand-père de son épouse. C’est ce qu’il raconte à BoDoï, dans sa maison, sur les hauteurs de Sarlat, en Dordogne. Il revient aussi sur son parcours, lui qui rêvait de cinéma après ses des études à la Sorbonne, et la lecture de scénarios pour des chaînes de télévision et des boîtes de production. Après avoir travaillé comme scénariste de dessins animés, il rencontre Guy Delisle, Dominique Mermoux et Lewis Trondheim, et se lance dans l’aventure de la bande dessinée. Rencontre avec un scénariste qui s’attache à raconter les oubliés de la grande Histoire, et n’hésite pas à y mêler une bonne part d’intime.
Comment êtes-vous devenu scénariste de bandes dessinées ?
Je n’ai d’abord pas toujours voulu faire de la BD, je me suis initialement dirigé vers le cinéma. J’ai été assistant sur des tournages, des courts-métrages… Finalement, le cinéma ne me correspondait pas : écrire un scénario pendant des mois, des années, pour qu’il finisse par être oublié par une chaîne de télé, je n’aimais pas l’idée. Ce qui était important pour moi, c’était de raconter des histoires, d’être scénariste, mais j’aurais eu du mal à me plier aux enjeux financiers des chaînes, même si je peux très bien comprendre les exigences d’un producteur qui va mettre des millions d’euros dans un film. Puis, je rencontre ma femme qui lit beaucoup de BD. Elle m’initie et je dévore tout : les livres de l’Association, les BD indé américaines ou canadiennes, et je me dis que je vais pouvoir raconter des choses intéressantes avec une économie de moyens. J’ai deux soucis, en fait, trouver le super dessinateur et trouver le super éditeur. Du coup, ça m’a semblé beaucoup plus simple !
Et puis il y a la première histoire en BD.
J’ai commencé à penser à une histoire avec Dominique Mermoux, pour la revue Papier, lancée par Lewis Trondheim et Yannick Lejeune. Une histoire de famille sur la rencontre avec mon père. Trondheim nous a dit « oui » tout de suite. On a donc écrit cette histoire courte, de 60 pages tout de même, et c’est devenu le début de mon premier album, Un jour il viendra frapper à ta porte. C’est l’écriture de ce premier chapitre qui m’a donné envie d’aller plus loin dans le travail d’introspection et de recherches dans le secret de mon grand-père. Ainsi, après le récit pour Papiers, je suis parti, trois mois après, à Jérusalem. Et je suis revenu avec la matière pour écrire le reste.
Vous entretenez dans votre travail un rapport étroit avec l’autobiographie, avec l’intime.
Au départ, ce n’était pas réfléchi. Je ne me suis jamais dit « tu vas écrire toute ta vie des histoires autobio », ou liées à la famille de ton entourage, comme ce fut le cas pour L’Œil du STO. Je ne me suis jamais posé cette question-là. Les histoires se sont juste imposées à moi et j’ai eu envie de creuser. Je me mets en scène avec ma femme dans Michigan, même si ce n’est pas de l’intime, je suis présent. Je ne pense pas qu’écrire un livre va me permettre de régler mes problèmes, au contraire ça appuie là où ça fait mal ; je l’ai principalement vécu pour le premier album. Même s’il aborde le sujet avec recul, ce fut quand même assez délicat. Je me dis parfois que si je pouvais recommencer, je ne traiterai pas ce sujet en premier ! Après, dans mes futurs projets, il y aura des récits de fiction, ou du moins sans lien étroit avec ma vie.
Et L’Œl du STO : est-ce une BD historique ou intimiste ? Quelle a été votre démarche ?
Je n’ai pas l’impression de faire des BD historiques. Peut-être parce qu’il y a 20 ou 30 ans, la BD historique était quelque chose, pour moi, de poussiéreux. Moi, j’aime que ça soit vivant, que l’Histoire ne soit pas figée et qu’elle rentre en interaction avec le présent. Cette histoire de L’Œil du STO a commencé avec Michigan, Justin était déjà présent. Dans cet album, Justin disait d’ailleurs qu’il était revenu du STO et ne voulait pas en parler. J’avais quand même dit à ma femme que ce serait intéressant de creuser cet aspect. Je savais juste qu’au moment de faire valider ses points de retraite, il n’avait pas voulu faire valider l’année 1943. Pour moi, ça méritait des recherches. Deux ans après Michigan, j’ai commencé à poser des questions à la fille de Justin, donc ma belle-mère. Elle avait quelques documents comme son passeport du STO. Mais par contre, elle ne savait rien. Il avait des carnets, sur lesquels il notait des choses qui pouvait paraître anodines, comme les horaires de train, mais ça m’a déjà donné des éléments comme le nom des lieux par lesquels il est passé et à quelle époque. J’ai pu retracer son parcours, relever les incohérences avec le récit de ma belle-mère – avec ce qu’elle croyait savoir – et vérifier l’ensemble aux archives. Où j’ai trouvé, par exemple, son dossier judiciaire et les minutes du procès pour le trafic de fausses cartes.
Un véritable travail d’historien.
Oui ! C’est vrai que j’aime bien ça et je suis habitué maintenant, depuis mon premier album. J’avais, à l’époque de celui-là, reçu pas mal de documents alors même qu’avec mon parcours personnel j’avais eu du mal à prouver la filiation, et donc le droit à consulter ces archives. Désormais, je suis habitué à contacter les services d’archives. Pour L’Œil du STO, j’ai fréquenté les archives nationales et celles de Paris. Je cherchais des documents relatifs à Justin, en me servant de son nom, des éléments issus de son dossier STO, mais aussi de l’adresse du café. À partir du moment où quelqu’un a été fait prisonnier, on trouve des éléments. Pour le café, les registres du commerce m’ont aidé à cerner l’histoire de ce lieu, qui était floue aussi dans la famille : l’idée était qu’ils s’étaient faits voler le café. Or, c’était plus complexe. Le café a effectivement été pillé, puis, ruinés, ils ont été obligés de le céder pour une bouchée de pain. J’utilise, en plus de la parole familiale et des archives, les travaux d’historiens. Ici, j’ai utilisé la somme de Patrice Arnaud, un universitaire spécialisé dans le STO. J’ai aussi utilisé un bouquin sur le camp dans lequel était Justin et sur l’entreprise AEG pour laquelle il travaillait. Le livre de Raphaël Spina, qui a postfacé la BD, est sorti pendant la phase de dessins de l’album. C’est le premier sujet que je traite sur lequel il y a aussi peu d’ouvrages de synthèse et tout simplement d’oeuvres. C’était aussi pour ça que le sujet m’intéressait. Il y a un challenge à essayer de travailler sur un sujet presque jamais ou peu traité. J’ai trouvé des carnets dessinés de Jacques Martin qui a fait le STO, mais sinon ce que l’on trouve souvent, ce sont des appelés du STO qui désertent et entrent en résistance. Mais ça, ça ne m’intéressait pas. Je voulais battre en brèche l’idée que les envoyés du STO étaient des planqués.
Le côté traumatique de ce qu’ils ont vécu a été mis de côté, voire nié.
Je me souviens de mes cours d’Histoire et je n’ai jamais eu l’impression que le sujet était central ou abordé avec les précisions requises. Raphaël Spina m’a expliqué une chose intéressante liée aux éléments de langage : le terme de déporté, que certaines associations ont réclamé pour les envoyés du STO, est un terme employé par les nazis à l’époque pour ces hommes-là ; avec le temps, ce terme leur a été dénié, retiré. D’autres mémoires ont supplanté la mémoire du STO. Dans l’esprit des gens, il y a aussi l’idée de faire une balance dans le traumatisme vécu, or ce n’est pas la question. Il y a différents vécus, différentes souffrances. Ils n’essaient pas d’être « comme les juifs », c’est juste un terme qui leur avait été donné et que les mémoires d’après guerre ont effacé.
Comment se passe l’écriture scénaristique d’une bande dessinée ?
En télé, c’est super normé, tu as le pitch d’une demi-page, le synopsis de quatre pages, et puis le scénario qui va faire une vingtaine de pages, pour un épisode d’environ 13 minutes. Chaque étape permet de structurer d’abord l’idée, les péripéties, puis les dialogues. J’ai fait ça pendant dix ans et là, je n’en avais plus envie. L’écriture de mes scénarios BD est structurée, mais différemment. Je ne passe pas par les étapes transitoires, je me laisse cette liberté : pouvoir revenir, par exemple, si je juge la structure bancale. Je veux respirer, ne plus me sentir enfermer dans un truc un peu mathématiques que j’ai pu apprendre dans les bouquins de cinéma. Je me suis nourri de ça, mais maintenant je m’en affranchis. La liberté vient aussi qu’en BD, tu peux penser qu’un récit va faire 150 pages et puis finalement il en fera 200. Après, d’un point de vue formel, mon scénario s’apparente beaucoup à un scénario de cinéma, sauf que mes didascalies ne décrivent pas des mouvements de caméra mais des images, des cases de BD, autant d’indications pour le dessinateur.
Quel est votre rapport aux dessinateurs qui travaillent sur vos histoires ?
Je leur laisse une grande liberté. Je ne précise pas le nombre de cases, par exemple. Ce qui me plait, c’est d’être surpris par une case, une interprétation. Bien sûr, on en discute, on peut échanger, mais je veux que le dessinateur se sente libre. C’est sa proposition à lui de faire une, deux ou trois cases sur une action. Les rencontres avec les dessinateurs se font naturellement : Dominique Mermoux se trouvait dans l’atelier dans lequel je travaillais, Lucas Varela, pour Michigan, je l’ai rencontré via Trondheim, et Nadar m’a été conseillé par Lucas, pour l’album sur Edouard Luntz, il s’avérait aussi qu’il était déjà chez Futuro. On a enchaîné très rapidement sur L’Œil du STO, après Avec Edouard Luntz – le cinéaste des âmes inquiètes. Nadar est un acharné du travail ! Au niveau de la méthode, il fait un découpage, avec des « bonshommes patates », il nous envoie une cinquantaine de pages, et puis on en discute à trois, avec notre éditeur Claude Gendrot. Une fois qu’on est tous d’accord, il dessine. Je le fournis aussi en matière iconographique : photos d’époque, familiales… C’est important pour une BD historique française qu’il n’y ait pas d’erreurs visuelles, notamment sur la tenue des gendarmes ou, pour Edouard Luntz, sur les caméras utilisées à l’époque. On n’est pas sur le bouton de manchettes, mais ça fait aussi parti du job d’être juste.
Quels sont vos futurs projets ?
Mes deux prochains albums sortiront chez Futuropolis. Avec Mayalen Goust, la dessinatrice de Vies volées (Rue de Sèvres), nous proposerons Lisa et Mohammed, l’histoire d’une étudiante qui n’a pas un sou et se retrouve à louer une chambre chez un vieux monsieur qui est un ancien harki. Cela m’intéressait d’aller creuser dans cette partie de l’Histoire que l’on n’aborde pas encore de manière sereine dans les médias ou dans la société. Cette idée est venue à la fois d’un échange vif vu à la télé entre Jean-Pierre Elkabbach et Jeannette Bougrab sur Public Sénat, mais aussi d’un souvenir d’un pote qui vivait chez une vieille dame pendant ses études et qui était bien embêté car il ne pouvait pas sortir le soir. Et puis, il y aura une nouvelle collaboration avec Nadar, autour de la figure de Roscoe « Fatty » Arbuckle, la première grande star d’Hollywood, à travers son amitié avec Buster Keaton. Il a eu une affaire de moeurs sur le dos qui a ruiné sa carrière et l’a plongé dans l’oubli.
Finalement, vous souhaitez mettre en avant les oubliés de la grande Histoire.
Probablement. Je suis naturellement plus sensible à ce genre de parcours qu’aux gens qui brillent toujours. Je ne ferai pas de BD sur des personnes connues ou très célèbres, ma sensibilité va ailleurs.
Propos recueillis par Marc Lamonzie
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L’Œil du STO.
Par Nadar et Julien Frey.
Futuropolis, 200 p., 24 €, février 2020.
Images © Futuropolis
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