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BoDoï, explorateur de bandes dessinées – Infos BD, comics, mangas | November 21, 2024















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Junji Itô, la liberté d’effrayer

23 février 2015 |

Si ses personnages lui ressemblent – il nous avouera s’inspirer de ses propres grimaces, dans le miroir –, Junji Itô est pourtant un homme charmant, d’un tempérament calme et positif. Personne ne devinerait, de l’extérieur, que ce quinquagénaire aux airs de grand enfant abrite une légende du manga d’horreur dont la popularité n’a d’égale que celle de son idole, l’illustre Kazuo Umezu (L’École emportée, La Maison aux insectes). À l’occasion du 42e Festival international de la bande dessinée d’Angoulême, nous avons rencontré l’auteur de Spirale à l’aube de ses trente ans de carrière.

Junji_Ito_BodoiOn dit souvent que les histoires d’horreur sont le reflet des angoisses de la société. Qu’est-ce qui fait peur aux Japonais, aujourd’hui ?

On va dire que c’est le terrorisme, en ce moment ! Et la retraite. Le fait de ne pas savoir si les gens en auront une ou pas… [rires] Et puis l’embauche, la peur de ne pas trouver d’emploi.

Suite à l’attentat contre Charlie Hebdo, nous sommes actuellement dans un contexte particulier. Vous qui êtes dessinateur d’horreur et qui explorez donc les extrêmes, quel est votre point de vue sur la liberté d’expression ?

Depuis mes tout débuts dans le monde du manga, on me dit de faire attention à certaines choses. À l’époque de mon premier titre [1987, alors que Junji Itô exerçait encore son ancien métier de prothésiste dentaire, ndlr], mon responsable éditorial m’avait rappelé à l’ordre car j’avais commencé à dessiner des choses qui n’étaient pas forcément très politiquement correctes. Notamment en ce qui concerne l’utilisation dans l’horreur de personnes malades, c’est-à-dire d’en faire des monstres alors qu’elles ne sont coupables de rien. Ce genre de chose est à éviter. On m’a imposé deux ou trois limites dans ce goût-là mais à part ça, je suis libre de faire ce que je veux.

Il doit donc être compliqué d’évoquer tout ce qui est lié à Hiroshima, par exemple ?

Effectivement, cela fait partie des tabous. Il y a notamment eu un tokusatsu – une série télévisée de super-héros japonais – qui s’appelle Ultra Seven et dont l’un des épisodes, à l’époque [1967, ndlr], était basé sur une victime d’Hiroshima qui s’était transformée en monstre. Depuis, cet épisode n’a plus jamais été diffusé, il est banni au Japon.

Junji_Ito_La-Ville-sans-ruesIl semble y avoir une grande tradition d’autocensure au Japon. D’ailleurs, ce matin, le journal Tokyo Shimbun vient de s’excuser pour avoir blessé des musulmans en reproduisant la couverture du dernier Charlie Hebdo.

Oh… C’est exactement ça. On évite, avant même de sortir quoi que ce soit, tout ce qui pourrait froisser l’image du journal ou du magazine pour lequel on travaille…

Si le traumatisme de la bombe atomique a donné naissance, par exemple, à Godzilla ou aux mangas d’Hideshi Hino (L’Enfant insecte), avez-vous l’impression que Fukushima ait été un nouveau déclencheur d’histoires d’horreur ?

De mon point de vue, il pourrait au contraire ne jamais y avoir de boom de ce genre d’histoires à cause, justement, de Fukushima. Des idées basées sur Fukushima, ça me parait difficile. Après, des histoires qui l’évoquent de manière éloignée, pourquoi pas, effectivement.

Junji_Ito-Les-Mysteres-de-la-chairDans les années 1990, le genre horrifique a connu un gros boom au Japon, qui a culminé avec la série des Ring ou des Ju-On au cinéma. En parallèle, vous avez connu un grand succès avec vos mangas. Pourquoi pensez-vous que cette période ait été propice à l’émergence d’histoires d’horreur ?

En fait, j’ai l’impression que c’est un peu à l’image de L’Exorciste, l’un de mes films préférés, dans les années 1970. C’est-à-dire qu’à l’époque, quelqu’un a sorti un truc qui a explosé – au Japon, c’était Ring – et le reste est tout simplement un effet de mode, tout le monde a voulu s’y mettre.

Peut-on voir une corrélation entre ce boom et votre carrière ?

Je ne peux pas le nier. Effectivement, il est possible qu’il y ait eu une forme d’influence de mes mangas ou quelque chose, une petite étincelle, je ne sais pas.

Il semblerait que le cinéaste Norio Tsuruta (Ring 0) se revendique de vous, par exemple [voir son interview dans l’ouvrage Fantômes du cinéma japonais, ndlr].

Ah bon ! C’est quelqu’un qui a commencé par le drama à la télévision et qui s’est ensuite dirigé vers le cinéma. Mais je suis surpris par ce que vous dites, je l’apprends à l’instant.

Quel est l’état de l’horreur, aujourd’hui, au Japon ?

noroi-michiru-coverÀ mes débuts, il y a eu une explosion des magazines de prépublication spécialisés dans l’horreur, comme le Monthly Halloween. Cette tendance a continué pendant un certain temps. Ensuite, cela a décliné et le genre a vivoté. Depuis peu, de jeunes mangakas se lancent dans l’horreur avec beaucoup d’énergie et de bonnes idées. Il n’est plus tout récent – cela fait quelques années qu’il est édité, déjà – mais je pense notamment à Noroi Michiru [l’interprète, Fabien Nabhan, nous précise que c’est un nom d’artiste, noroi signifiant «malédiction»].

Le genre horrifique s’est-il fait voler la vedette par les innombrables récits de jeux de survie à la Battle Royale, King’s Game et consorts ?

Effectivement, il est possible que pas mal de jeunes se soient tournés vers ce genre parce qu’il contient de l’action en plus de la composante horrifique. Quand je dessine – et cela s’applique, d’une manière générale, au genre de l’horreur – il est difficile de mettre de l’action parce que tout de suite, l’ambiance surnaturelle que j’essaie de poser est désamorcée par l’action. Je ne peux pas trop en mettre.

Par ailleurs, si les gens achètent de moins en moins de mangas horrifiques c’est parce qu’il y a aussi les jeux vidéos d’horreur, notamment, ainsi que les smartphones, sur lesquels on peut aujourd’hui acheter des jeux et des histoires qui font peur. Ce genre de choses est vraiment développé au Japon.

Junji_Ito-Les-statues-sans-teteSpirale contient pourtant pas mal d’action : on trouve des personnages qui surfent sur des tempêtes et ravagent toute la ville sur leur passage !

Là, en fait, c’est parce que l’histoire de Spirale était plutôt longue et qu’il fallait que je meuble un peu ! Pour que les gens ne s’endorment pas sur mon œuvre, il fallait que je mette un peu d’action.

Comment écrit-on une longue histoire d’horreur en conservant de la tension et suffisamment de personnages vivants ?

[Rires] Justement, j’aimerais moi aussi le savoir ! Parce que dès qu’on me demande des histoires un peu longues, j’ai vraiment beaucoup de mal à les continuer.

Pour rester sur Spirale : à la fin de la réédition en tome unique, l’écrivain et ex-diplomate Masaru Sato compare votre histoire à la notion de capitalisme. Que pensez-vous de ce genre d’explication de vos mangas ?

Quand j’ai rencontré monsieur Sato, il m’a dit « Mais votre vision des choses… c’est du Marx, ce que vous faites ! » Ah hé bien… oui, d’accord ! Ce n’est pas comme ça que je le voyais et j’ai été surpris par cette comparaison. Mais pourquoi pas, cela peut être une autre vision.

Junji_Ito_Spirale
Dans Spirale comme dans la plupart de vos mangas, quasiment tous vos personnages semblent être les marionnettes du destin, comme s’ils étaient tous destinés au malheur ou à la mort.

En fait, ce que je veux mettre en avant, ce qui est important pour moi, c’est l’aspect surnaturel d’un événement. Quoi que deviennent les personnages à la fin… Ce n’est pas que leur sort ne m’intéresse pas mais, pour moi, ils sont censés finir mal dans tous les cas.

Junji_Ito-SoichiPourquoi ? Seriez-vous misanthrope ?

[Rires] C’est pour faire comprendre aux lecteurs à quel point l’être humain, dans l’Univers, n’est rien.

Dans une interview donnée au magazine japonais Da Vinci, vous avez déclaré «Quand j’étais enfant, j’étais comme Sôichi» [personnage central du Journal de Sôichi, ndlr] : que voulez-vous dire ? Étiez-vous un enfant maléfique ?!

Non, je n’allais pas dans la forêt à 2h du matin pour enfoncer des clous dans une poupée en paille. Je vous rassure, ça, je ne le faisais pas ! En fait, vous avez sûrement une certaine image de moi en me voyant aujourd’hui, mais quand j’étais petit, j’étais très négatif, plutôt peureux et j’échouais dans tout ce que je tentais d’entreprendre. Et donc j’apprécie les personnages qui ont des défauts, qui ne sont pas parfaits.

Pourquoi êtes-vous attiré par l’horreur ?

C’est tout simple. Quand j’étais petit, j’avais deux grandes sœurs qui adoraient les mangas d’horreur. Elles lisaient et collectionnaient les titres de Kazuo Umezu en volumes reliés. Il n’y avait que ça, à la maison, en fait ! Vers quatre ou cinq ans, j’ai commencé à en lire et puis je me suis habitué à les regarder, à les parcourir. Puis, au final, je ne me suis retrouvé à n’aimer que ça.

Junji_Ito_Le-testamentAvez-vous des cauchemars récurrents ?

Je fais souvent un rêve où je tue quelqu’un ! Ce qui me fait peur est que je sois emmené par la police et jeté en prison, si cela m’arrive un jour.

Qui tuez-vous et comment ?

En fait, c’est étrange mais quand je me réveille, j’ai uniquement le souvenir du fait d’avoir tué quelqu’un. Je ne sais pas qui ni comment. Et je me réveille soulagé !

Peut-être s’agit-il des fantômes de tous les personnages morts dans vos histoires qui reviennent se venger ?

[Il éclate de rire] C’est possible !

À propos de fantômes : quand j’ai rencontré Suehiro Maruo, il m’a confié qu’il avait peur des fantômes et que par conséquent il n’en dessinait jamais. Et vous, qu’est-ce qui vous fait peur et que vous n’osez pas dessiner ?

Ah mais moi, plus j’ai peur de quelque chose et plus j’ai envie de le dessiner ! On pourrait dire que c’est comme un exorcisme, une sorte de protection naturelle contre les malédictions à venir.

Vous dessinez de beaux et délicats personnages féminins, confrontés (voire physiquement mélangés) à l’horreur : pourquoi cette association ? Peut-on la rapprocher de l’ero-guro, l’érotique-grotesque ?

Ce qui me plait, vraiment, est l’intense contraste entre le beau et le monstrueux. Je ne sais pas trop comment définir l’ero-guro mais je ne crois pas que le terme soit adapté à mon genre. Il m’évoque plutôt des femmes nues qui se font pénétrer de partout [l’auteur fait ici allusion aux mangas pornographiques «à tentacules», comme Urotsukidôji, ndlr] et je ne pense pas que mon travail appartienne à ce registre.

Pour terminer, comment est née votre très étonnante collaboration avec la licence Pokémon, il y a quelques mois ?

C’est la Pokémon Company qui m’a contacté, à l’occasion d’Halloween. Elle m’a proposé de réaliser trois dessins (deux en noir et blanc, un en couleur) à offrir aux lecteurs, basés sur des créatures Pokémon, en mettant totalement de côté l’aspect mignon. Quelque chose de vraiment effrayant.

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Propos recueillis par Frederico Anzalone. Interprète : Fabien Nabhan.
Merci à Maud Beaumont et Sabrina Gaudou.

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L’intégralité de la Junji Ito Collection (La Fille perverse, Le Tunnel,…), réunissant les dix premières années de carrière de l’auteur, ainsi que Black Paradox, Gyo, Rémina – La planète de l’enferSpirale et Tomié sont disponibles chez Tonkam.

Illustrations © JUNJI ITO / ASAHI SONORAMA Ltd. / SHOGAKUKAN Inc. / Tonkam – Delcourt pour la version française.
Photo © BoDoï.

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