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Kan Takahama tourne (mille et) une page(s)

13 juin 2019 |

Kan Takahama portraitAprès des débuts dans le magazine de mangas d’auteurs Garo en 2001, Kan Takahama s’est fait un nom en dehors du marché mainstream, publiant des histoires courtes et one-shots sous forme de récits intimistes, adultes et doux-amères, en nuances de gris. Depuis 2015, elle a entamé La Lanterne de Nyx, sa toute première série et son premier pas vers le manga grand public. Mélange d’Histoire, de tranches de vie, de découverte, de culture japonaise et française, ce titre riche se veut pertinent, documenté et accessible. Rencontre une mangaka loquace et plus en forme que jamais.

Avec La lanterne de Nyx votre style a beaucoup évolué. On y retrouve des codes du manga mainstream : de grosses onomatopées, un découpage dynamique, des personnages aux critères physiques caricaturaux… Pourquoi ce choix ?

J’ai tout simplement fait ce choix afin de rendre mon travail plus accessible et d’avoir un lectorat plus large. Mais dans un sens, on peut aussi dire qu’il s’agit d’un retour aux sources pour moi. J’ai voulu revenir à quelque chose de plus ancien en mettant un peu de côté ce que j’avais appris sur la beauté, l’esthétique, la construction, pour me rapprocher un peu de ce que je faisais plus jeune. Peut-être avant mes études d’arts à l’université ou même mes cours d’art au lycée.

La Lanterne de Nyx 1 CouvC’est drôle parce que vous n’aviez pas commencé votre carrière avec ce style. Cela me rappelle qu’à vos débuts, chez Kodansha, vous aviez peur de ce formatage des œuvres engendré par leur industrialisation…

C’est vrai, mais depuis mes débuts j’ai effectué une sorte de cheminement qui fait que même si je me rapproche maintenant de l’esthétique mainstream, j’ai engrangé une expérience. J’ai une maturité et une confiance en moi qui me permettent d’imposer ce que j’ai envie de faire à l’intérieur de ces codes. J’essaie de m’en servir comme d’une force plutôt que de les subir.

Contrairement à vos œuvres précédentes, il y a beaucoup d’humour aussi dans cette série…

Oui, et je pense qu’il y a plusieurs raisons à cela. Pour faire simple, mes œuvres reflètent généralement mon état d’esprit au moment où je les écris. Dans la première partie de ma carrière, j’ai d’abord été attirée par les questions d’alcool, de drogue ou d’addiction aux médicaments, car c’est que je vivais au quotidien. J’y développais une partie sombre de moi-même. Ça a pris quelques années, durant lesquelles j’ai aussi suivi des séances de psychologie pour avoir un meilleur contact avec les gens, mais je me suis libéré de cette dépendance aux médicaments. Et du coup, je me sens mieux à présent. À partir de l’écriture de Sad Girl, j’ai commencé à me diriger vers quelque chose de plus lumineux, de plus gai. Je pense que tout cela se sent dans ce que je fais depuis, notamment au travers de l’humour que j’instille ici ou là.

001 LANTERNE DE NYX T01[MAN].inddÀ cette époque, vous souffriez de dépression. Vous en êtes guérie ?

Je pense vraiment que cette période difficile est terminée pour moi. Vous le savez peut-être mais, il y a trois ans, il y a eu un tremblement de terre dans ma ville, Kumamoto. Ce fut un moment dur pour tout le monde. J’aurais peut-être pu retomber dans l’alcool. D’ailleurs, j’ai un petit peu bu… Mais très vite je m’en suis sortie et je me sens maintenant très forte par rapport à tout ça.

Cette catastrophe s’est déroulée pendant la réalisation de votre manga. Est-ce que cela a eu un impact ?

Vous verrez dans le volume 2 que le personnage principal se sent dans une situation difficile émotionnellement. Je pense que c’est lié à ce que je vivais à ce moment-là et que j’ai transféré sur mon personnage.

La Lanterne de Nyx est donc volontairement plus mainstream. Vous n’étiez pas habituée à ce genre d’histoire auparavant, et vous aviez affirmé, dans d’anciennes interviews, ne plus lire de mangas depuis l’adolescence. Est-ce que vous vous êtes mise à en lire plus pour vous imprégner et créer cette nouvelle histoire ?

J’en lis peut-être plus un peu plus qu’avant, mais je n’ai pas spécialement lu davantage de mangas pour travailler sur ma propre histoire. Les œuvres que j’ai lues sont vraiment à l’opposé de ce que je fais. J’aime par exemple les histoires de yakuzas ou Seven Deadly Sins de Nakaba Suzuki. C’est ce genre de choses simples et très divertissantes que je lis, pour me détendre.

Et vous n’avez pas envie de sortir votre propre série de divertissement ?

Si ! J’envisage un jour de faire une série de SF ou de fantasy, mais ce n’est pas pour tout de suite.

Kan Takahama Case 2Tokyo, amours et libertés, Le Dernier Envol du Papillon et La Lanterne de Nyx marquent l’arrivée de l’Histoire dans vos récits. D’où vient cette envie ?

J’ai eu la possibilité de travailler pour un magazine qui est spécialisé dans les mangas historiques. Il a pour principe de publier des récits liés à l’Histoire japonaise, de l’antiquité jusqu’aux samouraïs. Au début, c’était une rencontre, une demande d’éditeur, mais j’ai découvert au fil du temps que ça me plaisait beaucoup de faire des recherches historiques. Je suis donc restée dans ce domaine par choix personnel.

Et comment faites-vous vos recherches ?

Cela se déroule en plusieurs temps. Pour créer la trame de mon histoire dans sa globalité, je fais d’abord une recherche très approfondie sur la période et les thématiques que je souhaite développer. Et ensuite, au fil de l’histoire, si j’ai besoin de plus de détails ou d’informations, je me lance dans de nouvelles recherches, plus précises et ponctuelles.

Vous avez annoncé très vite au Japon que votre série compterait 6 tomes. L’essentiel était donc écrit dès le début ?

Oui, mais il y a quand même des choses qui sont adaptées en cours de route. Déjà, pour le premier volume, je l’ai pensé comme une histoire qui pourrait se lire comme un one-shot. Tout simplement parce qu’au démarrage, avec l’éditeur, on ne sait pas du tout si le lectorat suivra. Mais dès le moment où la série fonctionnait assez bien et que les retours étaient bons, on s’est dit que cela pouvait marcher sur 6 volumes. J’ai donc ensuite calibré mon histoire de départ relativement souple pour qu’elle puisse me permettre un déroulé sur 6 volumes. J’ai en tête les moments du récit qui sont essentiels et je connais déjà la fin. Après, je m’autorise quelques hors-pistes et développements subsidiaires en fonction de comment évoluent l’histoire et les personnages.

001 LANTERNE DE NYX T01[MAN].inddLa Lanterne de Nyx est votre toute première série, alors que vous aviez à son démarrage 15 ans de carrière ! Comment expliquez-vous cela ? Est-ce un exercice que vous voudriez réitérer ?

Avec une certaine reconnaissance au Japon, la possibilité de faire davantage d’histoires longues se présente plus souvent. Je n’aurais pas pu le faire avant. C’était une opportunité qui s’ouvrait à moi à ce moment-là de ma carrière, et je me suis lancée. Maintenant que La Lanterne de Nyx se termine, je pense déjà à une nouvelle série, même si je continue à aimer les histoires courtes…

Et quel public visez-vous avec La Lanterne de Nyx ?

En commençant, j’avais l’impression que je visais un public plus jeune qu’à l’accoutumée, mais au final je me retrouve avec un public assez large. Et à ma grande surprise, lors des séances de dédicace au Japon, il y a beaucoup de personnes assez âgées qui viennent.

À vos débuts, vous avez collaboré avec Frédéric Boilet, un auteur français alors domicilié au Japon. Que retenez-vous de cette époque et de la vision qu’il portait avec son manifeste de La nouvelle manga ?

Que les choses ont évolué depuis ! À l’époque, décrire le quotidien, ce qui était le cœur de La nouvelle manga, était quelque chose de peu abordé en manga. Aujourd’hui, c’est devenu assez courant et il n’y a plus besoin d’un slogan pour le faire et le soutenir.

À cette période, vous étiez venue festival d’Angoulême, entourée, entre autres, de Ōtomo et Taniguchi. Même si ne lisiez déjà plus de mangas, vous rendiez-vous compte de la chance de vivre ce moment ?

Oui, j’étais au milieu des Dieux. J’ai vécu des moments et des diners avec des invités incroyables. Katsuhiro Ōtomo, Jirō Taniguchi, mais aussi Moebius, Art Spiegelman et Benoit Peeters ! Jusqu’à son décès, Taniguchi était très sympathique et s’intéressait à mon travail. Quand à Ōtomo, je l’ai revu à une cérémonie d’hommage à Taniguchi et il m’a dit qu’il avait vu et apprécié ce que j’avais fait depuis. J’ai eu une chance incroyable de les côtoyer dès mes débuts.

Mariko ParadeDepuis Mariko Parade, vous n’aviez jusqu’alors plus retravaillé avec un scénariste… Avant de réitérer l’expérience pour Le Goût d’Emma plus d’une décennie plus tard. Comment l’avez-vous vécu, vous qui appréciez maîtriser votre récit de bout en bout ?

Le Goût d’Emma est une proposition qui est venue de France et que j’ai acceptée comme cela. J’ai depuis dessiné quelques histoires courtes sur des scénarios qui m’étaient proposés, mais je n’ai jamais ressenti le besoin particulier de travailler avec un scénariste. Pour être très franche, je trouve assez difficile de travailler sur le scénario d’une autre personne. L’idéal serait de pouvoir travailler sur des idées, des sujets ou des choses qui seraient suggérés, et de pouvoir après faire moi-même le scénario et le découpage. Ça, c’est quelque chose qui me conviendrait mieux.

En plus, ce récit long était également tout en couleur et vous l’avez travaillé le titre dans le sens de lecture japonais et occidental… Une première !

Oui… C’était dur, très dur.

Mais seriez-vous prête à retravailler intégralement en couleur ?

Oui, la couleur m’intéresse beaucoup, mais il faut que j’aie la possibilité d’avoir plus de temps pour travailler. Je viens justement de publier le premier épisode de mon adaptation de L’Amant de Marguerite Duras en manga, et cette histoire sera publiée toute en couleur et en sens de lecture occidental. J’ai prévu d’écrire 5 chapitres et le volume relié devrait paraître en fin d’année ou début 2020 chez Rue de Sèvres. Une autre œuvre autour du Tibet et du Dalaï-lama est prévue chez un autre éditeur français, mais ce sera pour plus tard…

 

Kan Takamaha L Amant

Avec cette œuvre vous vous attaquez à un monument de la littérature française. Vous n’avez pas d’appréhension ?

Je pense que si l’on proposait à n’importe quelle dessinatrice femme d’adapter de L’Amant, tout le monde dirait : « oui, ça c’est pour moi ! » C’est une histoire universelle. En tant que femme, c’est passionnant de pénétrer à l’intérieur de ce que vit cette jeune fille dans cette situation particulière. Je suis allée au Vietnam pour voir les lieux décrits dans le roman et là où a vécu Marguerite Duras. Ça m’a énormément apporté, car sur place j’ai eu la possibilité de dessiner des choses qui n’était pas toujours dans le roman ou dans le film d’Annaud.

En parlant de l’adaptation de Jean-Jacques Annaud, celle-ci a fait polémique à sa sortie. Sur quelle version vous êtes-vous basée pour votre adaptation en manga ? Le premier livre ? Le film ? La version réécrite suite au film, L’Amant de la Chine du nord ?

J’ai personnellement lu et vu toutes ces versions, mais j’ai tenu à adapter le roman originel. Mon idée était de comprendre et savoir ce qui n’avait pas plus à Duras dans le film. Et je pense avoir à peu près compris ce qu’il en est… Il y a sans doute quelque chose, un vécu intérieur qui est certainement plus facile à saisir en tant que femme.

On le retrouve encore avec L’Amant, nombre de vos histoires sont liées à la France. Qu’est-ce qui vous attire dans ce pays ?

Je préfère dessiner ce que je connais, ce que j’ai vu et expérimenté. Par exemple, je ne connais pas bien l’Angleterre et si je devais la dessiner, je ne serais pas très sûre de moi. Mais il se trouve que je connais bien la France. Certes on peut toujours imaginer quand on dessine une fiction, mais quand on est dans des formes de récit un peu réalistes, le fait d’avoir vu permet de dessiner différemment, avec plus de justesse. Je ne voudrais pas dessiner des choses qui seraient trop à côté de la réalité.

001 LANTERNE DE NYX T01[MAN].inddEt dans La lanterne de Nyx, vous allez encore plus loin, car toute une partie de votre histoire se passe en France. Comment avez-vous fait pour chercher cette justesse ?

J’ai lu d’abord beaucoup de livres écrits par des historiens japonais sur la période que je traite. Je suis ensuite venue à Paris pour faire des recherches plus spécifiques. Mais comme c’est une fiction, il y a aussi des choses que j’ai inventées et qui ne figurent pas dans les découvertes que j’ai faites lors de mes recherches.

Votre trait a toujours été très différent de celui de vos confrères mangakas et, alors qu’ils utilisent généralement des trames, vous avez presque toujours opté pour des nuances de gris. Comment travaillez-vous votre dessin ?

Ma méthode a beaucoup évolué depuis mes débuts, mais maintenant je dessine à la main, ensuite je scanne mes dessins et je réalise les finitions à l’ordinateur. De manière générale, je travaille différemment par rapport à ce qu’on fait en bande dessinée. Je dessine les personnages et les décors séparément, et ensuite j’assemble le tout. Et par-dessus ce collage je travaille la lumière. Au Japon on fait souvent ça pour des raisons de timing. C’est-à-dire que l’on donne certains paysages aux assistants pendant que l’auteur s’occupe des personnages. Après il faut donc combiner les deux. Pour ce qui est des trames, il faut savoir que les publications papier japonaises ne sont pas excellentes. Les dégradés et les trames ne ressortent donc pas forcément bien. Et du coup, on travaille en faisant un pari sur le rendu final. Par exemple, vous verrez dans les volumes 3 et 4 qu’il y a des choses qui ont été testées et qui n’ont pas forcément donné ce que je voulais, mais je les ai gardés, car cela restait intéressant.

Dedicace Lanterne de Nyx 1 Kan TakahamaEt vous travaillez donc maintenant avec des assistants ?

Oui ! Jusqu’à la parution du Goût d’Emma, je faisais tout, toute seule. Et comme ce one-shot m’a demandé beaucoup de travail, j’ai commencé à travailler avec un assistant. Pour La Lanterne de Nyx aussi j’ai souvent demandé l’aide d’un assistant pour les décors.

Et ce n’est pas trop difficile de déléguer ?

C’est une aide non négligeable, mais il y a des moments compliqués. Quand le dessin d’un assistant est terminé, il arrive que le décor ne soit pas tout à fait comme je l’attendais. Il faut donc que j’y apporte des retouches. Mais à force de travailler ensemble, on finit par mieux y arriver. Ce que je peux dire c’est qu’on s’est habitué l’un à l’autre et qu’on travaille plus facilement. En tout cas, moi je sais mieux ce qu’il va pouvoir produire et ce qu’il va me rendre. Je peux donc adapter mes demandes en fonction tout en sachant à l’avance ce que je pourrais arranger au final.

Merci à Charlotte Perennes pour l’organisation de cette interview et à Corinne Quentin pour l’interprétariat.

Propos recueillis par Rémi I.

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La Lanterne de Nyx #1-2.
Kan Takahama.
Glénat, 10,75 €.

NYX NO LANTERN © 2016 Kan Takahama
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