Karoo
En plus d’être obèse, alcoolique et fumeur maladif, Saul Karoo est script doctor, un des meilleurs qui soit. On lui met entre les mains un scénario ou un film déjà tourné qui aurait, selon ses producteurs, des problèmes de rythme, de lisibilité, de potentiel commercial: Karoo se charge de le charcuter, de le remodeler pour en faire autre chose. Il aimerait être auteur à part entière, mais il vit en dénaturant l’oeuvre des autres. Et son oeuvre à lui, sa vie, qu’en reste-t-il ? Pas grand-chose : un ex-femme qui le trouve pathétique et un grand fils à qui il ne sait pas parler. Un fils adopté à sa naissance auprès d’une fille mère, contrainte d’abandonner son bébé. Hasard ou signe du destin, Karoo va reconnaître cette femme dans un film à remonter et va décider d’en faire une star.
Fasciné par le roman de Steve Tesich, Frédéric Bézian (Docteur Radar, Aller-Retour…) s’est emparé de Karoo avec la volonté d’être un adaptateur actif, et de creuser ses propres obsessions. Qu’est-ce qu’un auteur ? Qui peut décider qu’une oeuvre est au-dessus d’une autre, qu’une voix porte plus loin qu’une autre ? Peut-on être l’auteur de la vie d’un autre alors qu’on ne parvient pas à écrire la sienne ? Autant de questionnements qui jaillissent ça et là au fil d’un récit faussement linéaire, parsemé d’images de l’Odyssée d’Homère, que Saul Karoo rêverait de transposer au cinéma. Avec sa ligne acérée et vibrante, son jeu de contraste entre les aplats de couleur, les noirs angoissants et les trames vintage, Bézian déploie une virtuosité graphique et de mise en scène (ah! cette façon de cadrer, de tourner autour de ses personnages!) au service de son propos, propulsant d’un trait et d’un mot le lecteur dans l’esprit vacillant du héros. Un type par moments détestable, par moments désarmant, qu’on finit par aimer et par pleurer à mesure qu’il fond dans sa folie. Et pour réussir ce tour de force, il fallait un Bézian en grande forme.
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