La Chiâle
Carilé ne pleure pas, elle fuit. Remplie de tristesse plus haut que le bord par les drames petits et grands dont elle fut partie prenante ou simple témoin, l’héroïne de la dernière bande dessinée de Claire Braud (La Forêt, Mambo, Alma, etc.) craque de tout côté. La Chiâle est le récit de ce débordement continu, de ses causes intimes et universelles, de cette dépression qui court chez beaucoup d’entre nous. Mais, par l’humour et la grâce, Claire Braud sauve notre lecture de la noirceur pour nous offrir un constat lumineux sur notre sentiment d’impuissance.
La tristesse de Carilé défait un premier joint avec l’histoire de sa famille. Ses parents, par une lettre, lui annoncent la vente de leur élevage. Dans sa maison d’enfance, les vaches ont donc disparu, les paysages ont été détruits et cet univers a été rendu méconnaissable. Le deuxième niveau est débloqué avec les attentats du 13 novembre, qu’elle a vécus calfeutrée dans une théâtre parisien. Elle s’envole ensuite pour le Sri Lanka dans le cadre d’un documentaire. Sur place, elle prend conscience de l’horreur des massacres, entend les témoignages concrets de celles et ceux qui ont survécu et fait preuve d’une naïveté confondante dans ses réactions. À peine rentrée à Paris, le troisième stade de la tristesse est débloqué et la chiâle explose en un feu d’artifice de larmes.
La linéarité de ce résumé n’existe pas dans la bande dessinée. Parce que Claire Braud est une grande autrice, elle sait construire ses récits. La frise du temps se voit ainsi malmenée, multipliant les courbes et les nœuds pour arrivée à des arabesques envoûtantes. Ce parcours sinueux qu’elle nous raconte est un labyrinthe dont la porte de sortie a disparu. Son passé n’est plus, son présent a été souillé par les balles et même l’ailleurs paradisiaque se trouve être un enfer. Ces différents piliers sur lesquels elle pourrait se reposer se trouvent être les mailles d’une broderie du désespoir qui semble se déployer partout où se porte son regard.
Mais le fleuve de tristesse que pourraient remplir les larmes de l’héroïne ressemble plutôt à un volcan dont l’explosion, pour douloureuse qu’elle soit, réussit son effet cathartique. L’eau devient feu sous les coup de plumes de Claire Braud et les pages brûlent de cette humidité constante. L’hyper expressivité de son trait, qui s’affranchit de toutes les règles, donne à son récit un dynamisme flamboyant, une fierté furieuse à cette dépression qui, de toute façon, ne peut plus se cacher. Le jeu cartoonesque des couleurs et l’humour effréné dont fait preuve l’autrice rajoute à ce paradoxe de la chiâle : à la fois d’une tristesse infinie et d’un grotesque assumée. En montrant ses failles avec exubérance, en racontant ses drames et ses doutes avec panache, Claire Braud vient toucher au cœur ses lecteurs. Comme elle, nous avons mille raisons d’avoir la chiâle et comme elle, nous devrions le hurler. Ça veut dire qu’on est encore vivant.
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