La Croisade des innocents
Ce n’est pas de l’esclavage mais ça y ressemble. Une bande de gamins triment du matin au soir dans une brasserie de la campagne française, en échange d’une paillasse et d’un bol de soupe quotidien, dans un Moyen-Âge rude et peu propice aux joies de l’enfance. C’est là qu’échoue Colas, rejeté par ses parents pour avoir laissé sa toute petite soeur tomber au milieu des porcs et se faire dévorer. Muet depuis sa fuite, il plie l’échine, le regard vide. Jusqu’au jour où il voit l’image du Christ sous la glace d’une mare gelée. Cette révélation mystique va lui redonner la parole et, aidé par un plus débrouillard que lui, il va convaincre ses congénères de prendre la route. Direction Jérusalem, pour une croisade pacifiste et improvisée.
En s’inspirant d’un fait historique assez peu documenté, une croisade d’enfants née d’un mouvement spontané au XIIIe siècle, Chloé Cruchaudet (Mauvais Genre, Ida…) décrit le Moyen-Âge à hauteur d’enfants, entre violence et candeur. Une histoire de survie, parfois lumineuse comme le sourire d’un gamin qui croque dans un fruit sucré, souvent âpre et dure comme le regard d’un môme qui vous renvoie à vos propres failles. À travers cette longue marche vont se révéler les caractères et s’affirmer les personnalités – le meneur, l’ambitieux, l’illuminé, le couard… Et se bâtir une micro-société itinérante, fondée sur l’idéal collectif d’une vie sans adulte et donc sans contrainte, si ce n’est suivre la parole du Christ, mais interprétée par l’innocence d’un enfant. Enfin, l’innocence, jusqu’à un certain point, car la violence et la cruauté peuvent aussi être des caractéristiques des plus petits…
Par son trait fin et expressif, ses ombres délicatement charbonneuses et sa mise en couleurs la plupart du temps sépia, Chloé Cruchaudet saisit à merveille les regards inquiets ou pleins d’espoir de cette bande de gamins qui jouent à la croisade simplement pour fuir les brimades des grands ou qui sont déjà enivrés par une aveugle parole divine. Elle ne tranche pas, ne blâme pas, ne se moque pas. Elle fait vivre ces enfants, simplement, et suscite un regard tantôt attendri, tantôt effrayé face au drame qui se joue. Car des sujets plus contemporains émergent de son histoire, celui de l’embrigadement, de la grande pauvreté, du rejet de l’étranger, de la violence comme remède à l’injustice, de la responsabilité des adultes dans l’éducation et la fondation d’un espoir non factice pour les générations suivantes… À la lumière de ces thèmes, La Croisade des enfants prend des atours parfois terrifiants. Mais avec ou sans cette interprétation, elle se pose comme une bande dessinée simplement intelligente, palpitante et bouleversante.
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