La Propriété
Regina Segal, septuagénaire teigneuse et irascible, vient de perdre son fils. Elle et Mica, sa petite-fille, s’envolent vers Varsovie, sa terre natale, où se trouve une propriété familiale spoliée par les nazis pendant la Seconde Guerre mondiale. Mais plus qu’un appartement, l’ombrageuse mamie semble venue chercher autre chose… Mais quoi ?
Déjà primée pour le remarqué Exit Wounds, prix du meilleur album étranger à Angoulême en 2008, l’auteure israélienne Rutu Modan revient avec une histoire de famille, ancrée dans l’histoire tumultueuse voire haineuse des relations judéo-polonaises. Une histoire bien sûr lourde de silences et de non-dits, échos douloureux d’une mémoire hantée par les noms d’Auschwitz et Treblinka. Mais très vite, l’auteure choisit son ton. Elle y abordera des questions sérieuses – la mémoire familiale et la Shoah, son héritage et sa transmission –, dans une veine légère et drôle, faite d’impertinence et d’ironie piquante. À Varsovie qui plus est, palimpseste ambigu d’une mémoire qu’on voudrait effacer ou entretenir.
Ainsi Rutu Modan navigue-t-elle entre les genres et les sentiments avec une insolente facilité, du récit d’espionnage à la chronique sociale en passant par la romance et le vaudeville. Par petites touches, et histoire d’échapper à toute nostalgie pesante, elle suggère le drame en toile de fond et, par un humour omniprésent, contourne le poids du passé. Mieux, elle s’en détache, le neutralise. Outre la force de la narration, la grande réussite de l’album tient dans sa savoureuse galerie de personnages. Il suffit à Modan de deux ou trois pages pour poser des tempéraments contrastés et faire évoluer sa gamme d’émotions. La vieille femme rebelle et acariâtre en quête de son passé, l’innocente et jolie Mica, l’insupportable et intrusif Yagodnik, le mystérieux guide polonais fan d’Operation Ivy. Mais la beauté et la justesse sont aussi dans le graphisme : une ligne claire limpide, là pour adoucir les zones d’ombre ou imager un amusant quiproquo. La Propriété est bien une comédie intime traversée par le souffle d’une tragédie universelle, rendue ici plus légère. Voilà un album qui divertit et interroge, pour un résultat d’une profonde et émouvante sobriété.
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