La Vierge et la Putain
Le titre racoleur a d’abord fait peur. Puis le nom de l’auteur a rassuré. Et la lecture a finalement achevé de nous convaincre. Car Nicolas Junker, passionné d’histoire, a su marier BD grand public et exercice oubapien dans un diptyque étonnant. Oui, un improbable mélange susceptible de réconcilier les publics. Pour sujet donc, deux reines au destin puissant, deux ennemies, deux femmes de pouvoir rebelles, en quête de légitimité car entourées d’hommes et unies par l’Histoire. L’une, Elisabeth I, réputée froide et calculatrice, réaffirma son autorité royale tout en ménageant les susceptibilités des catholiques et protestants. Jamais mariée, la dynastie des Tudor s’éteignit avec elle. Elle fit exécuter l’autre reine, sa cousine Marie Stuart, réputée belle et fougueuse. Semblables et pourtant tellement différentes…
Oui mais voilà, le roublard Nicolas Juncker avance masqué et c’est très malin : son titre est à contre-emploi car les personnalités qu’il développe n’ont que peu à voir avec la réalité historique, en prêtant à l’une les traits de l’autre. D’un côté, la mutique et monacale Marie, catholique, de l’autre l’impulsive et caractérielle Elisabeth, protestante. À Marie les batailles épiques, à Elisabeth les jeux de cour. Deux destins symétriques, deux personnalités inversées racontées à travers le regard des hommes. Pourquoi pas ! Juncker s’approprie donc l’Histoire au service de son expérimentation mais jamais au mépris de la véracité historique. Le trait est certes un peu forcé ou manichéen pour les besoins de l’expérience, mais cela fonctionne car la solide documentation introduit la nuance. Autre belle astuce, le diptyque est pensé en miroir inversé. À l’appui d’une double pagination, chaque planche d’une BD répond à celle de l’autre en un parfait parallélisme : dialogues, découpages, plans et même couleurs ripostent. La mécanique intellectuelle démultiplicatrice de sens intrigue puis amuse, comme un palindrome ludique.
Au-delà de l’exercice de style rondement mené, Juncker captive de bout en bout : par son humour franchement poilant, ses rebondissements menés avec un beau sens du rythme, son découpage nerveux façon manga et son trait dynamique. Les BD historiques didactiques, creuses et pantouflardes sont légion. À contre-courant, reconnaissons à Juncker ce talent de savoir donner goût à l’Histoire en dépoussiérant le genre et les formes, tout en proposant un vrai regard d’auteur. À lire pour la prouesse formelle. Et aussi comme deux biographies iconoclastes à l’âme exaltée. Chapeau !
Publiez un commentaire