Le bel hommage rendu à Yvan Delporte
Tibet le définissait comme un « artiste sans oeuvre ». Pour Maurice Rosy, « il se montrait beaucoup, sans jamais se laisser connaître ». Ombre insaisissable, et pourtant figure tutélaire de la bande dessinée belge, Yvan Delporte (1928-2007) est l’objet d’un beau livre, réalisé par Christelle et Bertrand Pissavy-Yvernault (1). On y retrouve ou découvre, c’est selon, un homme fantasque à la barbe étonnante, qui fut le rédacteur en chef du magazine Spirou quand Franquin, Peyo, Roba ou Morris y oeuvraient, et contribua à lancer Le Trombone illustré (supplément temporaire poil à gratter de Spirou, dont Dupuis réédite aujourd’hui une intégrale).
Né en 1928 à Bruxelles, Yvan Delporte grandit modestement à Charleroi avec sa mère et sa tante. « J’étais tout le temps fourré dans des bouquins, je lisais tout et n’importe quoi », raconte-t-il. Ami de la chanteuse Barbara – qu’il a hébergée à ses débuts -, l’adolescent rêve d’être dessinateur de BD. Il entre aux éditions Dupuis par la petite porte, comme aide photograveur. À 17 ans, il est « le mec à qui l’on confie toutes les corvées ». Maurice Rosy, qui l’a rencontré à cette époque, décrit « un type réservé qui aimait le jazz et la littérature américaine ».
Petit à petit, le jeune homme fait son trou : il devient « metteur en page, un peu rédacteur, traducteur aussi de BD américaines pour Spirou et Le Moustique« . À la fin des années 40, il tâte de l’écriture scénaristique, notamment sur un épisode de Valhardi. « C’était à chier, mais ce n’est pas grave, lâche-t-il avec sa franchise coutumière. Il y en a eu d’autres après qui n’étaient pas meilleurs. » En 1953, ce touche-à-tout de 35 ans est nommé rédacteur en chef de Spirou. « C’est venu tout seul, sans que je fasse beaucoup d’efforts, ni que je le fasse exprès. »
Débute alors une période bénie pour le journal de Marcinelle. Malgré des rapports hiérarchiques peu aisés avec les Dupuis – qui, selon Delporte, « avaient peu de respect pour leurs employés, considérant qu’ils n’avaient pas eu le courage d’être patrons eux-mêmes » -, Spirou voit naître Gaston Lagaffe ou les Schtroumpfs. Yvan Delporte met un point d’honneur à trouver « une connerie par semaine » pour le magazine, et enfile les idées saugrenues comme d’autres les perles. Il introduit une vache ou des tarentules à la rédaction, lance les mini-récits. Ce « curieux mélange de souplesse et d’autorité », d’après F’Murr, aide les auteurs à « accoucher » de leur oeuvre, stimule et canalise leur créativité.
Son caractère parfois abrupt – Gotlib le qualifie carrément d’ « emmerdeur » – provoque parfois des malentendus. « À un moment donné, des dessinateurs me demandaient des scénarios et j’étais ravi de leur en écrire. Puis, un beau jour, j’ai appris avec horreur que le bruit courait que si on voulait être publié dans Spirou, il fallait demander à Delporte de faire le scénario. Dès ce moment, je me suis abstenu d’écrire d’autres histoires, sauf pour des gens comme Franquin, Peyo ou Roba qui, de toute façon, n’avaient pas besoin de moi pour être célèbres. »
Malgré un contenu exceptionnellement riche, Spirou version Delporte ne fait pas un malheur chez les jeunes lecteurs. « Semaine après semaine, les ventes se cassaient la gueule, précise Vittorio Leonardo, alors photograveur. Avec le temps, je suis parvenu à y voir plus clair et je crois finalement qu’Yvan avait un gros défaut: il était en avance de quarante ans sur son époque. » Un constat pas aussi évident pour son employeur, qui le met à la porte en 1968. Même s’il reconnaît que la rédaction, sous son autorité, était un « foutoir », Yvan Delporte présente les choses de façon très simple, voire simpliste : « J’étais délégué syndical et ça les faisait chier ! »
Devenu électron libre, il crée la série Isabelle avec Macherot, Franquin et Will, Les Zingari avec Follet, co-scénarise des épisodes des Schtroumpfs et, ironie du sort, occupe même pendant trois mois le poste de rédacteur en chef de Tintin en France. Modeste, il minimisera par la suite son importance: « Je travaille généralement avec des gars capables de faire leurs scénarios eux-mêmes et qui me demandent un coup de main. J’accepte, ils écrivent le scénario, je me contente de le taper à la machine et mon nom est imprimé sur l’album. »
Au printemps 1977, Yvan Delporte revient de façon inattendue à Marcinelle. « Spirou, à ce moment-là, avait pris une certaine physionomie. Franquin et moi regrettions que ce ne fut plus le journal dont nous rêvions. » Franquin voudrait aborder des sujets soigneusement exclus de Spirou, qui prendront forme dans ses Idées noires. Le Trombone illustré naît le 17 mars. Doté de huit pages, d’un format à peine plus grand que le magazine dans lequel il est inséré, il détonne dans l’univers bon enfant de Spirou. On y lit Fernand l’orphelin de Claire Bretécher et Yvan Delporte, Germain et nous… de Frédéric Jannin et Thierry Culliford. Enki Bilal et Grzegorz Rosinski s’y expriment aussi. Toutefois, « le seul hebdomadaire clandestin qui n’a pas peur de se cacher » ne fait pas bondir les courbes des ventes de Spirou. Au bout de trente semaines, l’aventure s’arrête net, fauchée en plein vol par des considérations commerciales. Yvan Delporte consacrera ensuite son temps à la co-scénarisation ou à l’animation (Les Schtroumpfs, Le Marsupilami, Les Tifous), s’adonnera à la musique via le Boys Band Dessinée et fréquentera avec curiosité de nouvelles générations d’auteurs (Joann Sfar, Lewis Trondheim), avant sa mort en 2007.
Pour retracer cet itinéraire hors du commun, Christelle et Bertrand Pissavy-Yvernault ont choisi la forme d’une conversation artificielle et ininterrompue. Au fil de 300 pages, des témoignages d’artistes ou de proches se recoupent ou se contredisent, dessinant en creux un portrait plein d’aspérités. « Nous avons délibérément choisi de publier des propos contradictoires, afin que le lecteur se fasse sa propre idée du personnage, à travers une véritable mosaïque d’opinions, précisent les auteurs. Certains trouveront Yvan Delporte peu plaisant, d’autres le percevront comme un homme attachant.«
À l’origine de ce livre, commencé en 2001 et terminé sept ans plus tard, une conversation avec Régis Loisel. « Il nous a dit un jour, d’un air empli de curiosité : « Il paraît qu’il y avait un lion chez Delporte… » Nous sentions qu’il voulait en savoir plus, et il nous a poussés à enquêter. Nous avons donc rencontré ce type extraordinaire rapidement, pour préparer un dossier sur Le Trombone illustré. Odieux au début, Yvan Delporte jouait les grandes cocottes et refusait de parler de lui. Nous avons compris que son comportement changeait radicalement selon qu’un homme était dans la pièce. Christelle a donc fini par mener les entretiens seule avec lui, et il fut charmant. Mais les quatre ou cinq conversations qu’ils ont eues étaient trop riches en digressions pour en tirer un ouvrage cohérent. D’où l’idée de faire intervenir de nombreuses personnalités… » Bien que fort coûteuse (65€), cette somme luxueusement illustrée se révèle indispensable pour mieux comprendre une époque bouillonnante, qui marqua un tournant de l’histoire de la BD.
Laurence Le Saux
(1) Auteurs notamment de la monographie En quête de l’Oiseau du temps (Dargaud) et de Il était une fois Troy (à paraître en novembre chez Soleil).
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Yvan Delporte, réacteur en chef
Par Christelle et Bertrand Pissavy-Yvernault.
Dupuis, 65 €, le 4 septembre 2009.
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Le Trombone illustré
Collectif.
Dupuis, 70 €, le 4 septembre 2009.
Images © Dupuis
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Il me semble que vous ne donnez nulle part le titre exact de cette biographie de Delporte. Merci de me renseigner.
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Il me semble que vous ne donnez nulle part le titre exact de cette biographie de Delporte. Merci de me renseigner.
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Bonsoir. Il s’agit effectivement d’un bien beau livre, qui réserve de nombreuses heures de bonheur à ses lecteurs tout en publiant de nombreux documents oubliés ou inédits (photos de Delporte avec ses amis les grands auteurs de Spirou). Pour autant, il faut vraiment se mettre à l’ouvrage à de nombreuse reprises, car il y a de nombreux témoignages qui prennent du temps à lire. Le but est évidemment de revenir sur une période glorieuse du beau journal de Spirou. Je dois dire que la période qui suivit l’ère Delporte (c’est à dire celle de Thierry Martens qui fut immortalisé par Tibet sous les traits du sinistre Bourreau, dans un excellent Ric Hochet) me donna envie de plonger dans les débuts de la presse BD adulte (l’echo des sales vannes, Mes talus relants, Pousse-Bourrin, Mords-moi-le, Circul et Vécul, arf arf!° je suis en verve ce soir!°). Une excellente idée de retour sur le parcours professionnel d’un grand rédac-cherf, bien plus iinstructif que le cinquantième ouvrage sur Hergé (que j’aime beaucoup aussi, mais j’aime varier les plaisirs). Bon weekend à tous les amateurs de bonne BD!!
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Bonsoir. Il s’agit effectivement d’un bien beau livre, qui réserve de nombreuses heures de bonheur à ses lecteurs tout en publiant de nombreux documents oubliés ou inédits (photos de Delporte avec ses amis les grands auteurs de Spirou). Pour autant, il faut vraiment se mettre à l’ouvrage à de nombreuse reprises, car il y a de nombreux témoignages qui prennent du temps à lire. Le but est évidemment de revenir sur une période glorieuse du beau journal de Spirou. Je dois dire que la période qui suivit l’ère Delporte (c’est à dire celle de Thierry Martens qui fut immortalisé par Tibet sous les traits du sinistre Bourreau, dans un excellent Ric Hochet) me donna envie de plonger dans les débuts de la presse BD adulte (l’echo des sales vannes, Mes talus relants, Pousse-Bourrin, Mords-moi-le, Circul et Vécul, arf arf!° je suis en verve ce soir!°). Une excellente idée de retour sur le parcours professionnel d’un grand rédac-cherf, bien plus iinstructif que le cinquantième ouvrage sur Hergé (que j’aime beaucoup aussi, mais j’aime varier les plaisirs). Bon weekend à tous les amateurs de bonne BD!!
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