Le coup de cœur de Fabien Nury : Les Serpents aveugles
Fabien Nury est le scénariste de Necromancy, W.E.S.T. (Dargaud) et Il était une fois en France (Glénat). Il s’est piqué d’amour pour l’album Les Serpents aveugles, de Bartolomé Segui et Felipe Cava.
« Un homme mord avec force un bâtonnet glissé entre ses dents pour empêcher ses tympans d’éclater… » On le voit, cet homme. Il transpire à grosses gouttes. Il porte un béret et des lunettes… Rafistolées avec du chatterton.
Voici l’une des (nombreuses) images marquantes contenues dans Les Serpents aveugles, écrit par Felipe Cava et dessiné par Bartolomé Segui. Elle me paraît emblématique de l’album. En la découvrant, je me suis dit : « ils ont même pensé au chatterton »… Et j’ai été impressionné. C’est, en effet, par le sens du détail qu’on peut discerner la qualité d’un roman noir. Et cet album en est un, de roman noir. Très noir. Et très vrai.
Mais, comme tout bon roman noir, il est aussi plus que cela : le récit (sanglant) d’une vengeance, une lettre d’amour (déchirante) à New York, et l’histoire (désabusée) d’un engagement révolutionnaire. Une quantité phénoménale de références sont ici savamment entremêlées : la littérature « pulp », les polars anti-communistes de Hathaway ou Fuller (la cabane sous le pont de Brooklyn, citation exacte de celle de Richard Widmark dans Pickup on South Street – Le Port de la drogue en VF), les romans d’Hemingway, le fameux Guernica de Picasso… Bref, le lecteur en a à se mettre sous la dent.
Récapitulons : New York, 1939. Un homme en rouge recherche le dénommé Ben Koch. Lequel traque un certain Curtis, qui est mort… Ou fait semblant de l’être. Tous sont surveillés par le FBI. Un vrai labyrinthe. Qui s’éclaire peu à peu, à la lumière d’un flashback : de New York à Barcelone, du militantisme à la guerre… Voici l’histoire de Ben Koch, où comment on commence par coller quelques affiches de propagande pour finir, baignant dans son sang, dans la nuit d’une guerre civile… Avant de revenir d’entre les morts, pour un dernier verre entre fantômes, dans un club de jazz.
Outre le sens du détail, il existe deux autres qualités nécessaires au roman noir : la fluidité et l’humanité. Elles sautent aux yeux dans ce bouquin. Cava nous promène d’une époque à l’autre avec maestria, et le dessin de Segui rend chaque décor à la fois exact et évocateur… Mais ce ne serait que virtuosité gratuite si chaque personnage, même secondaire (Red, le tenancier de la pension, Eulalia, la jeune révolutionnaire barcelonaise, etc.) n’avait une vie propre. Aucun n’est « survolé », aucun n’est méprisé. Ce ne sont pas des marionnettes de papier, ce sont des humains. À commencer par Curtis, le salaud en chef. Un type qu’on n’oublie pas : charismatique, brutal, opportuniste et intelligent. Les auteurs donnent l’impression de l’avoir croisé pour de vrai – et ce n’est pas un cadeau…
Personnellement, j’adore les méchants. Et je souscris totalement à l’assertion d’Hitchcock, qui veut que la réussite du méchant fasse la valeur du film – ou du roman, ou de l’album. Alors Curtis ? C’est simple : il me fait vraiment peur. Quand il dit qu’il a rencontré Staline, qu’il est copain avec Beria, je le crois. Et, dans une certaine mesure, je le respecte, parce qu’il est honnête avec lui-même. Il n’y a qu’à l’écouter, quand il délivre cette épitaphe à un camarade de combat avant de l’égorger : « Ça arrive dans cette guerre comme dans toutes les guerres. Vous êtes un certain nombre à avoir un intense besoin qu’on vous raconte ce que vous désirez. »
Voilà, c’est Curtis. Et ce sont « les serpents aveugles » qui rampent sous les bombes, guidés par la seule voix d’un mauvais prophète. Alors, évidemment, vous me direz que c’est compliqué, que c’est violent, que c’est désespéré… Mais c’est normal, c’est un ROMAN NOIR ! À l’heure où bon nombre d’albums se lisent en quinze minutes et s’oublient en quinze secondes, celui-ci s’impose par sa minutie, son ampleur, et surtout sa générosité. Qualités rares…
Lisez Les Serpents aveugles. Ils n’ont pas fini de ramper à l’intérieur de votre crâne.
Fabien Nury
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+ Les Serpents aveugles
Par Bartolomé Segui et Felipe Cava. Dargaud, 15 €.
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Photo © Rita Scaglia / images © Dargaud
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Merci beaucoup pour ta critique!
A très bientot ! -
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