Le Déploiement
La culture occidentale baigne davantage dans le texte que dans l’image. En résulte une sorte de handicap de la pensée, habituée à évoluer dans des cadres trop étroits et rigides, limitant notre champ d’analyse : la « planitude » selon Nick Sousanis. Lui donner du relief, réconcilier l’image et les mots puis transcender nos conditionnements pour atteindre une perception plus fine de notre environnement, passe par l’examen clinique et sincère de tout ce qui freine l’élan de réflexion… et de création.
Diable que la proposition était intéressante. Une thèse – la première, soutenue en 2014 et publiée par la Harvard University Press – réalisée dans le langage de la bande dessinée, visant à exploiter les ressources de la pensée visuelle pour donner à voir des concepts. Nick Sousanis, ancien joueur de tennis professionnel, a donc relevé la gageure : décrire les potentialités de nos systèmes perceptifs, en révéler les limites et remonter à la source de nos conditionnements pour tenter de s’en libérer. Car c’est bien connu, Spinoza l’a montré, « la croyance en notre liberté n’est que l’ignorance des causes qui nous déterminent ». Nick Sousanis s’emploie donc à dérouler le fil de sa pensée : le langage est une force piégeuse, l’homme est conditionné par les limites étroites de sa perception, les histoires sont ferments d’imaginaires et d’espaces de liberté…
Soyons clair, la matière même de l’album, stimulante de bout en bout, concourt à l’exaltante découverte d’une pensée rigoureuse et précise, jamais pompeuse et pleine de références à propos. Comme si l’on nous proposait enfin un discours philosophique clair et accessible par l’image, puissant relais d’une démonstration inventive. Car le plus fascinant ici demeure encore la vertigineuse recherche graphique de l’auteur. La démonstration se nourrit de l’image en action, concourant à sa fluidité et sa force de conviction : cadres découpés, figures superposées ou enchâssées ; spirales narratives et vignettes épousant la forme d’un raisonnement, symboles et formes géométriques se conjuguant dans une symphonie visuelle qui, littéralement, se déplie dans tous les recoins de la page. Nick Sousanis exploite tous les outils possibles et réussit un impensable exploit pédagogique : montrer une pensée et incarner un discours tout en plaidant « pour une collaboration active entre les registres de l’écrit et de l’image » .
Seuls bémols peut-être, le texte abscons de quelques pages, bien abstraites, et des planches parfois chargées. Mais là est peut-être le revers du foisonnement créatif. À la fois essai et hommage au potentiel infini de la BD, Le Déploiement se révèle vif, sagace et inventif et propose in fine « l’affirmation joyeuse d’une réflexivité ludique » (Thierry Smolderen). On y adhère sans ambages tant ce genre d’initiative est rare ou peu concluante.
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