Il y a bien longtemps, nous raconte l’épopée hindoue du Mahabharata, le héros Bhima a vaincu le rakshasa Bakasura. Ce démon voyageur, poète et fin gourmet, avait une fâcheuse tendance à dévorer les humains qui préparaient ses repas. La légende dit que l’ogre a eu son compte… Mais, s’il avait survécu ? S’il s’était contenté de se planquer, dans un coin reculé de l’Inde ? Bouleversé par la mort du chef superstar Anthony Bourdain, il en sort, de sa planque, et débarque aujourd’hui à Mumbai avec un projet. Il compte produire un documentaire itinérant, dont il serait le protagoniste, pour raconter ses mets préférés, et les êtres qui les préparent et qu’il aime tant. Sous le nom de Rubin Baksh, il embarque dans cette quête de saveur Mohan, un jeune réalisateur rongé par l’échec, pour tourner le film… et peut-être, en chemin, retrouver goût à la vie et au plaisir. Mais est-ce vraiment une bonne idée ? Et qui sont ces deux individus qui suivent Rubin à la trace… ?

Un démon-ogre bavard et épicurien, qui, avec son élégant panama blanc, évoque le Porco Rosso de Miyazaki – en plus inquiétant –, et un humain cynique et dépressif : Ram V débutait ce scénario avec deux bons ingrédients. Ajoutez-y les dessins vibrants de Filipe Andrade, des décors variés, et des questions existentielles sur la vie humaine, le plaisir et l’alimentation, et vous obtenez une belle épopée culinaire. Dans la lignée de Toutes les morts de Laila Starr, leur collaboration précédente, Ram V et Filipe Andrade ont concocté ici une fable délicieuse, qui pousse à interroger notre rapport profond à la nourriture, et la façon dont la mémoire s’en empare.

À la fois road trip et « city-trip », comédie et thriller, ce comic prenant joue sur des ressorts narratifs familiers mais habilement articulés, auquel le scénariste mêle des récits de vie et des motifs mythologique. À chacun de ses six chapitres correspondent une recette de la gastronomie indienne, et l’histoire de ceux qui la préparent. Cette mini-série rend ainsi toute leur noblesse à ces anonymes des gargotes, des échoppes de thé, et des coins de trottoirs qui, dans toute l’Inde, nourrissent leurs voisins comme les gens de passage.

Par son découpage et sa mise en scène, Le Dernier Festin de Rubin rappelle bien sûr les doculinaires qui fleurissent sur nos écrans – le charme, la philosophie et l’humour caustique en plus. L’Inde des dieux et celle des hommes, l’humour, le merveilleux et le macabre forment une drôle de recette, mais l’alchimie prend. D’autant que Filipe Andrade nous emmène avec brio des cafés de Mumbai au vieux marché de Delhi, des champs de piment aux routes désertes du Rajasthan, des palais de rois anciens aux cuisines des familles d’aujourd’hui. Son trait souple, quasi impressionniste, et ses choix de couleurs font de cet album un ouvrage profondément chaleureux. Qui, malgré la noirceur et le tragique qui s’en dégagent, procure autant de sensations que le souvenir d’un bon repas bien assaisonné, dégusté bien entouré.

Traduction : Maxime Le Dain