Le Gratte-Ciel : 102 étages de vie
Ce Gratte-ciel-là, c’est d’abord un objet original. Présenté dans le format d’un immeuble, c’est logique, le livre doit ensuite être tourné à l’horizontal pour être lu. À raison de deux étages par page et quatre strips par double planche (on compte 100 étages, un sous-sol et un grenier), le livre se dévoile en toute liberté à son lecteur. Car vous aurez tout loisir à parcourir, grâce à la vue en coupe et au gré de vos envies, l’étage 42 ou le 13e par superstition. Et satisferez ainsi vos instincts voyeurs. Bien sûr chaque pièce, tableau ou vase évoque une histoire et fait écho à ce qui s’écrit ou se dit d’un appartement à l’autre. Les figurants – de l’ado boutonneux à la vieille aigrie, en passant par la voyante allumée ou le geek planté devant son ordi – rejouent les petits tracas du quotidien, aiguisent les moqueries, déclenchent des crises de couple ou s’indignent d’une routine mal digérée. Résultat, les possibilités de lecture sont démultipliées, ainsi que le regard porté sur tous ces personnages qui composent au quotidien le petit théâtre de la comédie humaine, pas loin de La Vie mode d’emploi de Georges Pérec. La routine devient piquante, et même surprenante.
Autour de ces centaines de récits en forme de minuscules tranches de vie, on entend le murmure des complaintes et des déceptions, on voit la vérité surgir d’une parole à l’abri des murs et on sent toute les failles d’une âme humaine chahutée. Les masques tombent, les faux-semblants fuient. C’est souvent drôle et ça devient même touchant. Car en quelques mots seulement, les personnages sont incarnés. Et prennent de l’épaisseur à chaque renvoi, chaque écho de leur vie. Gratte-ciel est donc un livre-jeu dans lequel on picore en toute verticalité (ou horizontalité), bien aidé par une ligne claire simple et des couleurs pop joyeuses. Et même en diagonale avant de l’épuiser. Dialogues parfois cinglants (« Y’a plus de lait, tu peux demander à Linda là-haut ? Linda est morte depuis deux mois. Ça la rend certes plus drôle mais elle n’aura pas de lait »), détails amusants (un tatouage mural, une queue de cheval de 3 mètres qui pend dans le vide, un escargot rampant, étrange miroir d’une chevelure…) et mise en scène visuelle tissent une douce comédie où l’amusement est le ressort d’un récit à tiroir, tantôt cocasse, tantôt grave. Une saga à taille humaine en somme où l’immeuble devient lui-même un personnage à part entière du livre, jamais réductible à l’agencement standardisée des pièces.
Évidemment, difficile d’échapper ici à la comparaison avec le chef-d’œuvre de Chris Ware. Le Gratte-Ciel (fruit d’un chantier de 102 semaines conçu sous forme de strips en ligne) se présente dans une version moins obsessionnelle que l’indépassable Building Stories, plus accessible, plus drôle, moins ambitieuse aussi, sorte de pendant minimaliste. Mais l’exercice de style est réussi et distrayant.
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