Le Spectateur
Dès ses premières heures sur Terre, Samuel a marqué sa différence. Un bébé qui ne pleure pas, ne crie pas, ne babille pas, et vous fixe d’un regard vide et profond, voilà qui crée un certain malaise. Au fil des années, Samuel grandit mais ne parle toujours pas, et ne s’exprime d’ailleurs pas vraiment, ou alors par le dessin et une fascination pour les oiseaux morts. Il assiste au divorce de ses parents, à la mort accidentelle de sa mère, à la déchéance de son père, dans un monde où il ne peut être qu’un paria, un asocial, un spectateur flippant. Mais Samuel le muet n’est-il que spectateur de sa vie ?
Après un premier album remarqué qui se jouait des codes de l’heroic fantasy (Un gentil orc sauvage) et deux délicieux recueils humoristiques d’inspiration autobiographique (L’Homme le plus flippé du monde), Théo Grosjean revient avec un album sombre et pas drôle du tout, pour lequel il allie fond et forme en le dessinant intégralement en vue subjective : tout ce qui est montré est vu par les yeux de Samuel, ce spectateur muet des événements qui influent sur sa vie. Sa naissance, son quotidien avec ce qui lui reste de famille, à l’école avec des enfants handicapés, jeune adulte avec une copine dépressive… De temps à autre, au détour d’un miroir ou d’un ruisseau, on voit l’antihéros, avec son visage impassible et son regard insondable. Mais la plupart du temps, et toute l’intelligence du dispositif est là, c’est le lecteur qui est spectateur des actes de Samuel, prisonnier de son crâne et empêché, de fait, de s’exprimer. Avec un trait fin et souple pour les personnages, des hachures et détails maniaques pour les décors, le tout dans un gaufrier immuable bordé de noir, pour mieux faire ressortir l’unique couleur vert menthe à l’eau, Théo Grosjean use d’un graphisme étudié et volontairement monotone, au sein d’une narration lancinante. Au risque de lasser ? Peut-être un peu, parfois. Mais l’exercice de style est suffisamment original, malin et maîtrisé pour qu’on s’accroche jusqu’au bout. Car une telle prise de risque est rare et le résultat est à la hauteur de l’ambition : étrange jusqu’au bout.
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