Léa Mazé: « Comme une soirée pyjama avec ses histoires d’horreur »
Depuis la parution du premier tome des Croques en 2018 (prix Jeunesse ACBD), Léa Mazé tient ses lecteurs et lectrices en haleine. À tout juste 30 ans, l’autrice bretonne vient d’achever sa trilogie policière pour les enfants, publiée aux éditions de la Gouttière. L’histoire de jumeaux collégiens, Colin et Céline, dont les parents tiennent les pompes funèbres de la ville. Après l’apparition de marques étranges sur les tombes et la disparition du graveur, les enfants mènent l’enquête, au rythme effréné d’un tome par an. Une série au trait vif et sensible, dans les tons bleus et orangés qu’affectionne la dessinatrice (déjà dans Elma, une vie d’ours), qui s’achève en beauté. L’occasion de faire un bilan d’étape dans la carrière déjà bien remplie de cette artiste enjouée et perfectionniste, qui doute beaucoup et travaille d’autant plus.
Les Croques sont une série pour la jeunesse qui ont occupé plusieurs années de votre vie. Que ressentez-vous au moment de la parution du troisième et dernier tome ?
Je suis fatiguée ! Mais j’appréhende moins la sortie que pour le premier tome. Pour le tome 2, c’était encore différent, j’ai mis longtemps à l’écrire car je craignais de partir dans la mauvaise direction. Pour ce dernier tome, je suis consciente que cela va créer de la frustration chez les lecteurs car il n’y en aura plus d’autre après, et peut-être qu’ils auront imaginé une fin différente de la mienne. Mais les dés sont jetés ! Je suis contente car j’ai fait du mieux que je pouvais, la série ressemble à ce que j’avais en tête. En mieux, même, par rapport à ce que j’avais imaginé.
Comment est née cette enquête policière ?
J’ai imaginé cette histoire en 2016, dans un train en revenant d’un festival. En passant devant des pompes funèbres, je me suis demandée quelle pourrait être la vie d’enfants dont les parents travaillaient là. C’est plus tard seulement que j’ai réalisé qu’à une époque, mes parents habitaient en face d’un cimetière, et que les pompes funèbres étaient tenues par un couple dont les enfants étaient à l’école avec moi… En tout cas, je savais que les bases de mon histoire étaient plausibles.
Pourquoi avoir choisi Colin et Céline, des jumeaux, comme personnages principaux ?
C’était principalement pour une raison scénaristique : ayant le même âge, ils peuvent être dans la même classe et vivre les mêmes choses. Le fait qu’ils soient deux est pratique pour faire avancer l’enquête : leurs conversations permettent de débloquer des situations. J’ai choisi d’avoir une fille et un garçon pour qu’on ne dise pas que c’est une BD « pour garçons » ou « pour filles ». C’est arrivé pour ma première BD, Nora, dont l’héroïne est une fille et que certains parents – pas tous, heureusement ! – ne veulent pas offrir à un garçon.
Ce sont des héros auxquels les jeunes lectrices et lecteurs peuvent facilement s’identifier.
Oui, c’était aussi mon intention de montrer ces frère et sœur qui se serrent les coudes face à l’adversité, même s’il leur arrive de se chamailler. J’espère que les enfants peuvent se reconnaître dans ce que j’écris. En tout cas j’y mets mes questionnements d’enfant : j’avais une grande incompréhension du monde des adultes. Par exemple, il est beaucoup question d’isolement dans Les Croques, que ce soit à l’école ou à la maison. J’avais envie de traiter de la thématique de la communication dans une famille. Son absence provoque des fausses interprétations de part et d’autre. Les parents pensent que les enfants font des bêtises pour les embêter, les enfants pensent que leurs parents ne les aiment pas… Ce lien brisé crée des tensions qui me permettent de jouer avec l’enquête.
C’est la première fois que vous écrivez une enquête policière. Est-ce que cela a été difficile de respecter les codes imposé par l’exercice ?
J’aime me confronter à un nouveau défi pour chaque projet ! J’ai beaucoup réfléchi à la façon de raconter l’histoire en orientant la compréhension du lecteur via des conversations, des scènes clés… Dès le départ, j’avais décidé de diviser mon récit en trois épisodes, pour créer une attente de la suite, un suspense. Je voulais pouvoir créer plusieurs pistes, que je confirmerais ou non dans l’album suivant. Cela oblige les lecteurs à être attentifs, à glaner des éléments pour que chacun se fasse son idée… Ce n’est guère possible dans un one-shot, où les fausses pistes ne durent pas longtemps. Et puis j’ai mis des twists à la fin de chaque album… ce qui m’a d’ailleurs valu des pressions de la part de mes neveux et nièces qui voulaient des indices sur la fin !
Êtes-vous lectrice de polars ?
Oui, c’est un genre que j’aime bien. J’en lis depuis longtemps, plus jeune j’ai commencé par les classiques, Agatha Christie par exemple, et j’en regarde aussi. Je voulais écrire une histoire qui fasse frissonner comme la lecture des Chair de poule ou l’émission de télé Fais-moi peur [diffusée de 1990 à 1996 – NDLR] que je regardais quand j’étais au collège. C’est comme les soirées pyjama où on se raconte des histoires d’horreur. Rien que d’imaginer se balader dans le cimetière la nuit, ça fout les jetons ! Mais il ne faut pas tomber dans le glauque non plus.
Le fond n’est rien sans la forme : comment avez-vous surmonté l’épreuve graphique d’enchaîner ces trois albums au rythme d’un par an, dont le dernier compte 90 planches ?
Le tome 1 comportait beaucoup d’étapes, j’ai simplifié mon travail par la suite pour ne pas m’épuiser. Pour le tome 3, j’ai tout storyboardé – je passe un temps énorme à trouver la bonne mise en page, le bon cadrage pour que la lecture soit fluide. Puis j’ai dessiné les pages au propre directement. Je dessine au critérium, ce qui me permet de faire des textures, des ombrages, pour que le rendu ne soit pas trop lisse. Ensuite, je fais tous les encrages, puis la couleur en numérique, avec un iPad. Parfois je rajoute des textures hachurées sur un dessin, notamment pour les ambiances de nuit.
D’après vos stories Instagram, vous êtes quelqu’un de très organisée, avec un tableau Excel plein de couleurs ?
Ah oui, j’utilise des couleurs pour chaque séquence, c’est-à-dire pour une scène avec une unité de temps et de lieu. Cela me sert au moment du scénario pour vérifier l’équilibre et le rythme de l’album, pour voir si les séquences s’enchaînent bien. Par exemple, dans ce tome 3 où il y a beaucoup d’action, il faut ménager des temps de respiration, comme le moment où les jumeaux discutent. Il m’est déjà arrivé d’inverser deux séquences parce que je me suis rendue compte que ça fonctionnait mieux.
Dans Les Croques comme dans votre précédente série, Elma, une vie d’ours, vos personnages principaux ont les cheveux bleus. Pourquoi ?
C’est hyper pratique parce qu’ainsi ils sont identifiables très rapidement par le lecteur, qu’ils soient dans une classe, au milieu d’une foule ou de la forêt ! Cela crée un contraste, d’autant que j’utilise beaucoup d’orangé pour les décors.
Quelles sont les artistes du 9e art que vous admirez et qui ont influencé votre travail ?
Depuis l’enfance, j’adore Franquin, sa gestion du mouvement dans une image fixe m’a beaucoup influencée. Dans ce 3e tome il y a par exemple la scène de course-poursuite entre le vélo et le van, où il faut faire passer la sensation de vitesse. Adolescente j’ai eu un déclic avec Manu Larcenet et son rythme de narration avec des pages muettes, des moments de contemplation qui invitent à prendre son temps… De manière générale ma préférence va au franco-belge, et j’aime quand on est assez intime avec les personnages, quand on montre leurs sentiments, leurs faiblesses en plus de leurs forces. Je suis très fan d’Alfred, dans cette veine sensible et poétique.
Vous avez partagé sur Instagram des stories de planches en cours du tome 3 des Croques, une vidéo en direct de la réalisation de la couverture… Qu’est-ce que cela vous apporte ?
Comme mes interventions dans les écoles, cela me permet de montrer les étapes, de décortiquer la bande dessinée. On ne s’imagine pas toutes les étapes quand on lit un album. C’est aussi en voyant de faire des collègues sur Instagram que j’ai eu envie de partager mon travail, je trouve cela enrichissant car chacun à ses trucs, ses manies, des savoirs empiriques, parfois nés d’expérimentations ou d’erreurs qui ont donné quelque chose d’inattendu. Il y a autant de manières de dessiner que de dessinateurs ! En plus, avec le Covid, on a été coupé du contact avec les gens, on est seul chez soi… Or faire des livres pour soi, ça n’a pas de sens, on a besoin d’échanges, de retours.
Avez-vous un projet en gestation après Les Croques ?
En dehors de quelques projets d’illustration, j’ai en tête un roman graphique. Le projet n’est pas encore signé, mais ce devrait être un récit plus intime, entre le road movie et l’anticipation, réalisé à la peinture comme Elma. C’est un joli défi scénaristique pour moi, mais j’aime bien les casse-têtes ! Je vais donc sortir un temps de la jeunesse, mais j’y reviendrai car j’adore ce public.
Propos recueillis par Natacha Lefauconnier
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Les Croques #3 – Bouquet final.
Par Léa Mazé.
Les Éditions de la Gouttière, 96 p., 14,70 €, octobre 2020.
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