« Lee Bermejo Inside », artbook uppercut
Alors que sort chez nous son Batman Damned, le dessinateur américain Lee Bermejo se voit honoré en France d’une monographie, conçue et publiée par Urban Comics. Un livre somptueux avec son format large, ses 330 pages et son beau papier qui fait honneur au talent incommensurable de son sujet. Bermejo, 42 ans, est (ou plutôt fut) un des pencillers les plus identifiables de chez DC ces dix dernières années. On lui doit des récits complets époustouflants écrits par Brian Azzarello, son complice de Damned : Batman/Deathblow, Lex Luthor : Man of Steel, Joker ou encore Before Watchmen : Rorschach. Il est également le scénariste en plus d’être le dessinateur de deux séries : Suiciders chez Vertigo et We are… Robin.
L’ouvrage est agrémenté des propos de plusieurs de ses collaborateurs dans un registre fatalement laudateur (c’est le jeu dans ce genre d’exercice), mais qui se révèlent pour certains assez éclairants. Ce qu’on retient en premier lieu d’abord du style Bermejo, c’est la minutie de ses compositions, détaillées jusqu’à l’obsession, ses matières texturées à la manière d’un sculpteur (la cape de Batman, tellement travaillée qu’on croirait pouvoir la toucher). Une caractéristique d’autant plus frappante dans Damned où s’est lui-même chargé pour la première fois des couleurs, semble-t-il pour de bon (lors de l’entretien qu’il nous a accordé avec Brian Azzarello, il confiait qu’il lui serait difficile de revenir en arrière dorénavant). Mais ce serait faire fausse route que de résumer sa technique à une simple recherche de photoréalisme. Il n’y a pas chez Bermejo cette rigidité, ces postures figées, qu’on retrouve chez tant de ses confrères travaillant souvent d’après prises de vue.
Bermejo ne se contente pas de reproduire, il exagère, exalte autant qu’il tord les corps qu’il met en scène. Lui-même se réclame de Tanino Liberatore et de son Ranx. La filiation avec l’Italien saute aux yeux. Azzarello le rapproche lui tout aussi pertinemment des peintres figuratifs britanniques du XXe siècle que sont Francis Bacon et Lucian Freud, « des peintres pour lesquels nos corps ne sont que le support plastique de nos émotions ». Anatomiste de génie, Bermejo excelle à scruter les tissus charnels, et affectionne les gros plans sur les visages tuméfiés et les corps traumatisés de ses personnages. Comment oublier le Joker de son récit complet de 2008, immortalisé dans une couverture iconique toutes dents dehors et restitué tout au long des 150 pages dans toute sa dualité, si fou et si humain, un peu Jack Nicholson, un peu Cesar Romero (qui l’incarna dans la série télé 60’s) et un peu Heath Ledger avant l’heure.
La minutie maniaque de Bermejo fait également merveille appliquée aux décors et aux arrière-plans. Il y a dans Damned une double page offrant une vue aérienne saisissante de Gotham. La ville imaginaire de Bob Kane et Bill Finger n’a jamais paru aussi vivante que sous son crayon, parsemée des gargouilles qui font sa singularité. Mais Bermejo n’est pas moins à l’aise avec les villes réelles, par exemple le New York sale et dangereux des 70’s dans Rorschach. Un exercice qui lui a demandé un travail de documentation colossal et notamment des visionnages de Taxi Driver. Cela valait bien un petit plaisir : croquer Robert de Niro, en faisant figurer Travis Bickle au volant de son taxi dans une paire de pages de ce récit Watchmen.
Il y a une dernière facette de son talent que l’ouvrage prend soin de mettre à l’honneur. Auteur de BD accompli, Lee Bermejo figure aussi parmi les dessinateurs capables de délivrer des uppercuts en une seule image, ce qui fait de lui un cover artist très demandé dans l’industrie. Le livre répertorie certaines de ses plus inoubliables couvertures pour We are… Robin, ultra-inventives, ou encore Hellblazer, tout simplement époustouflantes. En entretien, Lee Bermejo avouait avoir avec la publication de cet ouvrage réalisé à quel point sa carrière avait tourné jusqu’ici autour des super-héros. À la faveur d’une brouille avec DC sur Batman Damned, le voilà prêt à embrasser une autre facette du métier loin des gros éditeurs. Franchement on a hâte de voir ce qu’il a en réserve côté creator-owned. Et qui sait, ce que rassemblera peut-être dans 10 ans, une suite à ce bel art book.
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Artbook Lee Bermejo Inside – En terrain obscur.
Urban Comic, 324 p., 39 €.
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