Lefranc est-il toujours dans le coup ?
Profitons de la sortie récente et simultanée de deux albums de la saga Lefranc pour évaluer la forme actuelle du héros créé par Jacques Martin il y a plus de 60 ans.
En effet, le journaliste blondinet, né dans le Journal de Tintin en 1948, vit encore de nouvelles aventures, bien que Jacques Martin (88 ans) ne soit plus directement aux commandes. Le personnage n’a guère évolué, il vit toujours à la même époque, il a toujours le même look. Ce qui amène quelques questions d’importance: à quoi bon faire de la BD comme il y a un demi-siècle ? les aventures de Guy Lefranc ont-elles ce délicieux goût de nostalgie ? ou bien sont-elles les symptômes d’un radotage mortifère de la BD traditionnelle ?
Petit comparatif entre le vingtième et nouveau tome de ses aventures, Noël noir, et la réédition en fac-similé du fameux Repaire du loup (sorti en 1974).
Le pitch
Le Repaire du loup met en scène la vengeance d’une famille spoliée par une municipalité véreuse, lors d’une opération immobilière dans une station de sport d’hiver. C’est du sérieux, et on assiste à de sinistres attentats (mais sans mort, attention). Noël noir évoque le travail des mineurs du Nord-Pas-de-Calais, dans les années 50. Un petit sabotage de rien du tout entraîne une véritable catastrophe.
Les thèmes
Dans les deux livres, des méchants profitent de gens crédules ou pauvres. D’un côté, une bête arnaque doublée de la fameuse loi du silence dans un petit village isolé. De l’autre, le déracinement pour chercher du travail, les cadences infernales, le danger permanent de travailler dans une mine, pour un patron qui ne viendra pas forcément vous chercher au fond du trou. Voilà tous les sujets qui sont abordés dans Noël noir, sorte de Germinal version après-guerre.
La justice
Dans l’album vintage, on assiste à une forme de justice vengeresse, menée à coup d’explosif: les victimes de l’arnaque font péter des bâtiments, une remontée mécanique et même un pont, pour récupérer de l’argent. Aujourd’hui, on parlerait de terrorisme, et Lefranc ne laisserait sans doute pas filer les coupables. Autres temps, autres moeurs… Dans le 20e album, le sabotage n’a pour but que de solutionner une situation conjugale pénible. Mais le complice des événements est un agitateur rouge recherché par la police et la responsable est finalement punie. Non mais.
Le héros
Lefranc est appelé à la rescousse dans Le Repaire du loup, parce qu’il a démêlé plusieurs affaires louches auparavant et qu’il est moins encombrant que la police. Pour Noël noir, c’est d’abord son métier de reporter qui l’attire dans les corons; l’héroïsme viendra après. Si dans l’album de 1974, Lefranc apparaît comme un justicier de l’ordinaire, droit dans ses bottes et la tête froide, il est passablement affecté par les événements tragiques dans la nouveauté de cette année. Il faut dire que le scénariste n’y va pas de main-morte, empilant tragédie amoureuse, assassinat politique, mort d’un enfant, drame de la mine et décès en série… Le pathos est de saison et Lefranc a bien du mal à prendre sur lui. Y aurait-il un coeur sensible derrière cette plastique figée ?
Textes et dialogues
Voilà sans doute l’aspect le plus drôle des aventures de Lefranc: le texte. Appréciez les récitatifs qui commentent inutilement les images, qui sont souvent très parlantes d’elles-mêmes. Délectez-vous des dialogues, et surtout des monologues du héros, qui se pose des tonnes de questions avec sujet/verbe/complément. Si Le Repaire du loup est un modèle de ce genre suranné, le scénariste de Noël noir, Michel Jacquemart, profite de ses grandes bulles pour la ramener côté historique, et truffer ses descriptifs de notes pédagogiques. Intéressant, mais plombant à la longue.
Le dessin
Dessiné par Bob de Moor, Le Repaire du loup recèle de toute l’efficacité du style franco-belge classique, figé et affecté, mais pas désagréable compte tenu de la patine vintage. À noter que cette version fac-similé reprend « fidèlement toutes les caractéristiques de l’édition d’origine » note le communiqué de presse: même les décalages de couleurs et les défauts sont présents ! Nostalgie, quand tu nous tiens… Pour Noël noir, Régric marche sur les pas de ses glorieux aînés, sans jamais réussir à les faire oublier. Pourquoi ? Tout simplement parce qu’il singe les anciens, sans apporter sa touche personnelle (sauf dans les décolletés profonds, peut-être). Résultat, son Lefranc a vraiment un physique ridicule (il faut le voir, torse nu, plein de charbon, avec un petit foulard autour du cou…) et les mouvements de ses personnages paraissent rarement naturels. Dommage.
Bilan
Alors, faut-il lire les nouveaux Lefranc ou se contenter des anciens ? Hé bien, soit les deux s’il on est fan, soit ni l’un ni l’autre s’il on est pas attiré a priori par cette série. Clairement, le dernier Lefranc suit avec soin et sagesse une tradition vieille de plus de 50 ans, optant cette fois pour un discours pédagogique bien documenté, emballé dans une intrigue forte en émotions. Ainsi, Noël noir ne fait pas honte à son ascendance. Mais comment réussir à séduire les jeunes – premiers lecteurs de Lefranc lors de la création de son personnage – avec de telles BD ? Cela paraît compliqué, tant la série est inscrite dans une période précise et menée par un héros bien peu jeune dans sa tête. Alors que va bientôt sortir un nouveau Blake & Mortimer, la question se pose – encore et encore – de l’intérêt de faire survivre ces personnages, si on ne les fait pas évoluer. Et Lefranc, comme Alix, est sans aucun doute le plus symptomatique de cet acharnement thérapeutique, car cela fait bien longtemps qu’il souffre d’une certaine forme de ringardise…
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Lefranc #4 – Le Repaire du loup (fac-similé).
Par Bob de Moor et Jacques Martin.
Casterman, 18 €, septembre 2009.
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Lefranc #20 – Noël noir.
Par Régric et Michel Jacquemart, d’après Jacques Martin.
Casterman, 10 €, septembre 2009.
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Images © Casterman
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