Lehman et Peeters jouent à se faire peur
L’un est un écrivain de science-fiction érudit, qui a construit une galaxie de BD impressionnante. L’autre est sans doute l’un des auteurs de bande dessinée les plus brillants de sa génération. Serge Lehman et Frederik Peeters se sont associés sur un projet fleuve, pavé de plus de 300 pages bizarre mais accessible, aussi original qu’addictif. L’Homme gribouillé est un conte pour adultes, noir, très noir, mais illuminé par des personnages féminins puissants. Retour avec ces deux auteurs (chouchous de BoDoï, avouons-le) sur une des albums qui, assurément, va marquer l’année 2018.
Vous êtes tous deux des spécialistes de la science-fiction, pourtant L’Homme gribouillé n’appartient pas à ce genre.
Serge Lehman : Effectivement, c’est un conte noir, qu’on peut aussi étiqueter comme thriller fantastique. La genèse du projet remonte à 2012: j’avais décrit à mon éditeur, David Chauvel, une idée de grand récit romanesque. À l’époque, je venais de lire les séries RG et Koma dessinées par Frederik Peeters, et j’avais adoré la manière dont il avait de mettre en scène des choses banales, comme des discussions dans un café, et le côté inquiétant et émouvant qui pouvait en ressortir. En lisant RG, j’étais sûr qu’il pouvait dessiner le Paris de mes trois héroïnes.
Frederik Peeters : Mais j’étais sur Aâma à ce moment-là, et j’avais déjà accepté de dessiner L’Odeur des garçons affamés après.
Serge Lehmann : J’ai donc envoyé un mail de temps en temps, histoire de maintenir son intérêt pour le projet. Qui s’est enrichi au fil des mois, notamment après avoir découvert le travail photographique de Charles Fréger sur les rites païens en Europe, ces gens qui se fabriquent des masques d’hommes-fougères… Ils existaient bel et bien, juste à côté de nous!
Une fois lancés, comment s’est réparti le travail ?
S.L. : J’ai écrit trois version du synopsis, mais ensuite Frederik a tenu à écrire aussi, et nous avons écrit alternativement les séquences, jusqu’au dernier tiers où j’ai repris la main pour que Frederik se concentre sur le dessin.
F.P. : Le « problème » de Serge, c’est qu’il est un écrivain doublé d’un esprit d’universitaire, qui ne peut s’empêcher d’empiler des réflexions théoriques sur son histoire. Cette dimension très littéraire m’avait empêché de lire ses autres bandes dessinées.
Vous n’aviez même pas lu La Brigade chimérique ?
F.P. : Non, car ce qui m’intéressait le plus dans La Brigade, ce n’était pas la BD elle-même, mais la démarche, la recherche de super-héros européens et l’explication de leur disparition. Pour L’Homme gribouillé, il nous a fallu trouver une solution pour travailler ensemble, mais de toute façon, avec les fondations posées par Serge, nous ne pouvions pas nous planter. L’idée était aussi, sur un livre aussi long, qui a demandé 15 mois de boulot intensif, d’avoir un processus créatif mouvant, évolutif. Pour ne pas s’ennuyer.
S.L : Comme il s’agit d’un conte, il n’y a de toute façon pas besoin de partie théorique. J’ai donc accepté bien volontiers de partager le processus d’écriture, d’autant que je sais que, pour avoir lu l’excellente série de SF qu’est Aâma, Frederik est un bon scénariste. Et ça m’a fait un bien fou !
F.P. : De mon côté, je ne suis pas fait pour travailler sur un scénario trop construit, avec des petits papiers partout collés au mur… J’avais envie depuis longtemps de bosser sur le rythme pur, sur un pageturner.
On trouve tout de même des liens avec Metropolis ou Masqué, avec l’intervention de la psychogéographie…
S.L. : Dans l’idée où nous réinventons notre monde, les paysages, les collines, avec une lumière qui le rééchante, oui, on peut peut dire que nous faisons de la psychogéographie. Mais l’intervention de notre groupe de psychogéographes était plutôt une solution scénaristique pour justifier la fin, une fausse science dans le même mouvement imaginaire que le reste du récit. Une sorte de boutade. Un peu comme dans les films hollywoodiens, avec leur « techno blabla » qui est censé apporter la caution scientifique au reste. Toutefois, on peut voir notre livre comme un objet psychogéographique en soi: j’adorerais que des lecteurs regardent le monde réel à travers lui, cherchent les lieux et les comparent avec les pages…
Graphiquement, quelle a été votre approche ?
F.P. : C’est une sorte de manga à l’européenne, dans le sens où je propose un dessin écriture qui ne sert qu’à faire avancer l’histoire. On ne doit pas s’arrêter pour regarder les dessins. Dès lors, la couleur ne servait à rien, narrativement.
S.L.: Je suis très impressionné par le contraste donné par Frederik entre les séquences, entre l’odyssée sanglante de Max Corbeau et la quête familiale de Betty et Clara. Dans la scène où les gamins jouent dans la maison d’Alice, je vois même une lumière dorée alors que le dessin est en noir et blanc. C’est beau.
La traque menée par Max se fait de plus terrible au fil des pages, jusqu’à son attaque finale. Le défi a-t-il été de réussir à dessiner la peur ?
F.P. : Dessiner la peur, celle qui fait sursauter, est quasiment impossible en bande dessinée. Comme, d’une manière plus générale, de dessiner les moments d’émotion intense, que ce soit un coup de foudre ou un cri d’horreur. C’est sans doute un des rares endroits où la BD est plus faible que le cinéma et la littérature. Au cinéma, il y a le son, primordial. En littérature, tout est suggestion, le lecteur se fabrique son film intérieur. En BD, on peut seulement jouer sur les pages qu’on tourne, sur l’enchaînement des images, le rythme, le noir… Pour L’Homme gribouillé, on a utilisé tout ce qui était possible, on y est allé à fond !
N’était-ce pas usant comme projet ?
F.P. : Les derniers mois ont été un peu durs car nous nous étions fixés une date butoir et un format contraint. Mais rien n’est plus usant que le travail solitaire, car au bout d’un moment, on n’a plus la distance nécessaire et on s’interroge sans cesse sur la pertinence de ce qu’on a fait. Ici, rien n’était fixé, la tension était permanente.
S.L. : Oui, c’était plutôt jubilatoire. Pour l’éditeur, je ne sais pas. Car il n’a jamais eu entre les mains la version définitive de l’histoire avant la fin!
F.P. : Après, je ne pourrais pas travailler uniquement de cette manière, car les ficelles dramaturgiques me lasseraient.
Serge, vos personnages de la Brigade ont connu d’autres aventures dans d’autres séries (L’Oeil de la nuit, notamment). Ceux de L’Homme gribouillé pourraient-ils revenir dans d’autres livres ?
S.L. : A priori, je ne l’ai pas pensé comme cela. Après, on pourrait réutiliser Betty comme personnage secondaire, ou faire un spin-off avec l’écrivain Inferi par exemple…
F.P. : Ou alors, on pourrait imaginer que Clara est une sorte de Hellboy française, qui parcourt l’Europe à la recherche de monstres du folklore… Mais ce n’était pas notre idée !
Sur quoi travaillez-vous alors ?
S.L. : Après des années à écrire des bandes dessinées, je reviens au roman. Et je retrouve le plaisir d’attaquer une histoire sans connaître à l’avance son nombre de pages. Mais je devrais aussi faire u dernier tour avec la Brigade, en compagnie de Gess.
F.P. : Et moi je retourne chez Atrabile, avec un récit de science-fiction, assez barré.
Propos recueillis par Benjamin Roure
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L’Homme gribouillé.
Par Frederik Peeters et Serge Lehman.
Delcourt, janvier 2018.
Images Peeters/Lehman – Delcour
Photos © C.Vollmer-Lo (Peeters) et O.Roller (Lehman)
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