L’Envol
Voilà un pan du patrimoine de la bande dessinée japonaise qui arrive enfin chez nous : un recueil des principaux travaux de Kuniko Tsurita, première femme à publier dans la revue d’avant-garde Garo et à marcher sur les pas de Tastumi, Tsuge ou Mizuki. Dépassant ainsi l’humour et la romance dans lesquels l’industrie du manga cantonnaient les femmes, pour proposer des récits intimes, sombres et très personnels, du milieu des années 1960 au début des années 1980. Une trajectoire courte et intense, interrompue brutalement par la maladie.
Avant tout, Kuniko Tsurita est une mangaka précoce, soumettant ardemment des planches aux magazines dès son adolescence et publiant ses premiers travaux à peine majeure. Surtout, c’est une artiste totalement investie dans son travail, toute entière tournée vers son objectif : dessiner et publier des mangas adultes dans les plus prestigieuses revues, quitte à vivre de rien. C’est ce que raconte le traducteur Léopold Dahan dans sa passionnante postface, qui remet les histoires courtes de cette anthologie dans leur contexte de publication, informations essentielles pour mieux comprendre l’importance historique et artistique de Kuniko Tsurita. Imitant quelque peu, au début, ses modèles (Tezuka, Tatsumi), s’essayant au comique, au fantastique, à la SF, comme tant d’autres avant elle, l’autrice insuffle peu à peu une vision très personnelle à ses mangas. Un regard souvent sombre et désespéré, ou alors teinté d’une ironie grinçante, voire d’un sens de l’absurde étonnant. Ses histoires courtes mettent aussi en scène un Japon qu’on voit peu alors dans les mangas, celui des jeunes désoeuvrés, qui boivent trop et ne gagnent pas assez, s’éloignant des valeurs classiques de la famille nippone pour regarder vers la littérature et la musique occidentales. Et se confronter au mur, brutal, de la réalité. D’ailleurs, Kuniko Tsurita raconte aussi, en creux ou en frontal, la dépression, la maladie mentale, la schizophrénie.
Au fil des pages cet imposant recueil de près de 500 pages, on voit aussi son trait évoluer, s’affiner, se dépouiller, tendre vers une forme d’épure voire d’abstraction, même si son dernier récit, inachevé et en partie réalisé sur son lit d’hôpital, se veut plus classique en répondant aux canons du shôjo. Sous une couverture somptueuse, les éditions Atrabile proposent là une somme incontournable pour tout amateur de mangas d’auteur et de bandes dessinées profondes qui triturent le coeur et l’esprit humain. Un beau livre pour une oeuvre sans pareille.
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