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Léonie Bischoff et la vie polychrome d’Anaïs Nin

26 août 2020 |

Léonie Bischoff - Photo © Bénédicte Maindiaux

Léonie Bischoff – Photo © Bénédicte Maindiaux

Découverte avec Princesse Suplex il y a dix ans, et après avoir dessiné trois adaptations des polars de Camilla Läckberg, Léonie Bischoff revient en solo avec un roman graphique : Anaïs Nin sur la mer des mensonges. Américaine née en France (1903-1977) d’un père cubain et d’une mère danoise, Anaïs Nin fut une épouse, une exploratrice de la sexualité, une romancière, une diariste… Ce sont toutes ces facettes que met en avant Léonie Bischoff dans un album aussi sensuel que passionnant. Grande lectrice et admiratrice de son sujet, l’autrice suisse nous confie ses doutes et ses choix artistiques depuis l’atelier Mille, à Bruxelles.

Pourquoi avoir choisi de consacrer un livre à Anaïs Nin en particulier ?

Elle m’accompagne depuis longtemps. Adolescente, j’allais toujours regarder les bibliothèques des gens chez qui je faisais du baby-sitting. C’est comme ça que je suis tombée sur Vénus Erotica, les nouvelles érotiques d’Anaïs Nin ! J’ai lu beaucoup de ses écrits, notamment ses journaux lorsque j’étais étudiante. Je me reconnaissais dans ses combats intérieurs pour trouver sa voie en tant qu’artiste. Elle se demande par exemple comment sortir du journal intime pour être lue par le plus grand nombre. C’est une femme qui sent qu’il y a plus à vivre que la petite vie bourgeoise qu’on lui propose. Elle trouve le courage d’étendre son horizon, de refuser l’ennui et la médiocrité au profit de la liberté. C’est ce thème principal qui m’a le plus touchée et que j’ai essayé de mettre au centre de mon livre. Et puis, après mes dessins très réalistes et contemporains pour les adaptations de Camilla Läckberg, j’avais très envie de dessiner les années 1920-1930, j’aime les costumes, jouer avec les motifs floraux…

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C’est un projet qui a mûri longtemps…

Oui, j’avais commencé un scénario il y a cinq ans, mais je me suis retrouvée face à un mur. Je ne parvenais pas à me détacher d’une biographie façon thèse – ce qu’en tant que lectrice, je déteste lire en BD ! Je ne trouvais pas mon angle d’attaque. Comme j’admire tellement cette femme, j’avais peur de ne pas être à la hauteur. Or, adapter, c’est trahir… Finalement, j’ai dû passer deux ans sur le scénario et le storyboard, et un an et demi sur le dessin.

anais-nin-doubleQuels aspects de la vie tumultueuse d’Anaïs Nin avez-vous choisi de retenir ?

J’ai choisi de me concentrer sur les grands thèmes : l’exploration de son écriture et de sa sexualité, notamment le fait qu’elle a aimé plusieurs personnes en même temps. C’était condamnable d’avoir des amants, et bien sûr le terme « polyamoureuse » n’existait pas au début du XXe siècle. Elle était très en avance sur l’époque quant à la façon de voir l’amour. L’arc narratif a été facile à trouver : sa rencontre avec Henry Miller et son épouse June est l’élément déclencheur qui permet à Anaïs Nin de déployer ses ailes et de dépasser sa timidité.

Elle se veut libre… Mais finalement, ne se définit-elle pas par rapport aux hommes qu’elle rencontre ?

Il faudrait être dans sa tête pour répondre à cette question, tant elle a dit de mensonges dans sa vie – d’où le titre ! Mais selon moi, non : chaque relation qu’elle a lui permet d’explorer une facette différente de sa personnalité. On retrouve cette idée avec son double – la voix de son journal – et avec l’image du miroir brisé qui reflète plusieurs aspects de sa personnalité. Ce qui est certain, c’est qu’elle a besoin de plaire, elle est en permanence dans la séduction. Pour cela, elle enfile un costume, elle joue des attitudes pour créer une image parfaite pour chaque homme avec qui elle est. Elle ment pour se rendre fascinante. Elle se rend bien compte de tout cela, elle le dit dans son journal. Finalement, elle ne se définit que par rapport à elle-même. Quant au fait d’être libre… À mon avis, ses rôles l’enferment, au contraire. Elle ne peut jamais lâcher prise, elle n’est jamais authentique face aux autres. Mais compte tenu du contexte de l’époque, elle n’aurait jamais pu vivre comme elle l’entendait sans ses mensonges.

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Faut-il avoir lu les écrits d’Anaïs Nin avant de lire cette bande dessinée ?

J’espère bien que non ! Mon but est que ce soit lisible autant pour les personnes qui la connaissent (souvent, on l’adore ou on la déteste) que pour les autres. Mon livre parle de thèmes universels à travers son personnage : la quête de liberté, l’amour… Mais si ma BD peut ensuite donner envie de lire les journaux d’Anaïs Nin, ou sa correspondance avec Henry Miller, alors ça me rendra heureuse !

Vous montrez bien comment Henry Miller et Anaïs Nin se sont d’abord rapproché intellectuellement avant d’être amants. C’était un choix évident de mettre en avant ce personnage masculin en particulier ?

Oui, mais j’avais peur de trop parler de lui. Quand on prononce le nom d’Anaïs Nin, beaucoup de gens s’exclament : « Ah oui, la maîtresse d’Henry Miller ! » Cela m’énerve, car c’est très réducteur. Mais il a vraiment été un élément déclencheur. Leur amitié et leur travail commun ont duré toute leur vie, même après qu’ils ont cessé d’être amants. Et puis, c’est un écrivain que j’aime bien aussi, il apporte une touche d’humour avec son insouciance, sa façon de vivre au jour le jour. Le lâcher-prise, lui, il connaît !

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Anaïs s’énerve quand Henry veut changer sa façon d’écrire, elle veut écrire « comme une femme ». Qu’est-ce que cela vous évoque, en tant qu’autrice ?

Je crois de moins en moins à cette distinction binaire. Cela m’agace beaucoup quand on me dit : « Tu as un trait très féminin. » On parle avec notre culture, avec la façon dont on a été socialisé… Donc j’ai un regard féminin. Anaïs Nin prenait les remarques d’Henry Miller comme une attitude patriarcale. C’est comme s’il y avait une « bonne culture » – blanche, masculine, celle des élites – méprisant la pop culture ! L’écriture d’Anaïs Nin est pleine de poésie, d’images floues, elle écrit par petites touches, comme dans un rêve… Ses romans ne sont pas faciles à lire, c’est vrai ! Mais elle a eu raison de se battre pour faire entendre une voix différente.

anais-nin-avortementEn parlant de patriarcat… Il y a deux épisodes éprouvants dans l’album. Le premier est l’histoire d’inceste qu’a subi Anaïs enfant, et qu’elle reprend de manière consentie à l’âge adulte. Comment raconter cela de la manière la plus neutre possible ?

J’ai beaucoup hésité à en parler. Les mots qu’utilise Anaïs Nin dans ses journaux sont très crus. Or je n’avais pas envie de montrer cela de manière frontale. En BD, on impose l’image au lecteur, alors qu’il se forge sa propre image en lisant un roman. Je voulais que ce soit explicite sans trop en montrer. Ça a clairement été la scène la plus difficile à découper de tout le livre ! Mais d’un autre côté, cela montre à quel point AnaÏs Nin va loin. Beaucoup de gens l’ont traitée de folle. Je ne suis pas psychanalyste, mais j’ai lu l’un d’eux qui expliquait que certains enfants abusés séduisent leur agresseur à l’âge adulte pour ensuite le quitter, c’est un moyen pour eux de reprendre le pouvoir sur leur existence.

L’autre épisode douloureux est celui de l’avortement…

Cela a été beaucoup plus simple à écrire, car, dans ses journaux, Anaïs Nin le raconte comme un film d’horreur. Les violences faites au corps des femmes est une thématique qui m’intéresse particulièrement. J’ai voulu montrer la brutalité avec laquelle cette femme est traitée pendant son avortement par une équipe médicale. Quant à l’aspect psychologique, c’est simple : elle était sûre de son choix, il n’a jamais pesé dans sa vie. Elle ne voulait tout simplement pas être mère. C’était inadmissible à l’époque, et c’est encore un choix que l’on doit justifier aujourd’hui !

Pourquoi avoir choisi un traitement graphique très original, au crayon à mine multicolore ?

C’est Kitty Crowther [autrice et illustratrice jeunesse belge] qui me l’a fait redécouvrir, et cela fait quatre ou cinq ans que je l’utilise en dédicace. Mon compagnon m’a suggéré de faire des planches avec, mais je pensais que ça ne passerait jamais au scanner. Pourtant quand j’ai montré mes dessins à Nathalie Van Campenhoudt, mon éditrice chez Casterman, elle m’a dit : « Ne rajoute rien ! » Alors c’est resté tel quel, mais j’ai eu recours au numérique pour des aplats par exemple. Ce fut une révélation : d’habitude, la couleur permet de masquer le fait que je n’ai pas totalement confiance en mon dessin. Je n’osais pas dessiner au trait, mais avec ce côté chatoyant du crayon multicolore, je suis contente du résultat. D’autant que le livre imprimé est à la fois classe et luxueux. C’est ma première BD avec une couverture souple, et je trouve que cela va bien avec la vague de la couverture.

Il y a beaucoup de fleurs et de plantes dans vos pages, c’est un moyen de montrer des scènes de sexe sans que cela devienne pornographique ?

Exactement ! Les fleurs, ça a un côté un peu kitsch, mais qui a l’avantage d’apporter à la fois le côté romantique et le côté puissant et passionné. Sans oublier l’aspect plus sexuel, le parallèle entre la fleur et le sexe féminin, la sève qui monte… Enfin, j’adore dessiner des plantes ! Pour l’illustration de la page de titre, les bourgeons des fleurs de magnolia sont inspirés directement du jardin de mes parents.

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Ce n’est pas lassant, de dessiner plus de 180 planches avec le même personnage ?

Non, pas quand c’est un personnage qu’on aime ! Je l’ai vu évoluer tout au long du récit. Même si c’est subtil, mon dessin d’Anaïs a lui aussi évolué un peu entre les premières et les dernières pages. J’ai été triste lorsque j’ai dessiné son visage pour la dernière fois, à l’avant-dernière page… Heureusement, il reste les dédicaces à venir !

anais-nin_couvDe quelle manière ce roman graphique s’inscrit-il dans votre oeuvre ?

Je me suis aperçue avec cet album que, depuis le début de mon travail en bande dessinée, je parle de personnages féminins qui ont envie de dépasser le carcan que la société leur impose, qu’il s’agisse d’une catcheuse, d’une sorcière ou d’une écrivaine… Il y a tellement d’oeuvres d’art racontées du point de vue des hommes, que j’ai encore envie de donner mon point de vue féminin. Mais il faut encore que je laisse maturer mon prochain album personnel. En attendant, j’adapterai un western pour la jeunesse, aux éditions Rue de Sèvres.

Propos recueillis par Natacha Lefauconnier

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Anaïs Nin sur la mer des mensonges.
Par Léonie Bischoff
Casterman, 192 p., 23,50 €, le 26 août 2020.

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