Les adieux de Fred à Philémon
C’est un album tendre, joyeux, et aussi infiniment triste. Car avec le seizième tome de Philémon, Le Train où vont les choses, Fred a mis un point final à sa carrière d’auteur de bandes dessinées. Quelques jours avant sa mort, nous l’avions rencontré dans la maison de retraite dans laquelle il résidait. Le subtil artiste de 82 ans est revenu pour nous sur ce dernier album, et sur une carrière trépidante – qui l’a mené de Hara-Kiri à Pilote.
D’où est née l’idée de ce Train où vont les choses, qui voit Philémon porter secours à une étonnante Lokoapattes ?
Ce titre m’est venu il y a plusieurs années: je trouvais amusant de changer un article dans une expression pour en modifier le sens. Tout s’est ensuite enchaîné naturellement. Comment ce fameux train fonctionne-t-il ? Il a des pattes pour marcher dans la campagne, et carbure à la vapeur d’imagination. Où va-t-il ? C’est ce que j’ai choisi de raconter… Cette absurde Lokoapattes a été conçue selon une certaine logique, afin que le lecteur y croie.
La réalisation de l’album n’a pas été aisée…
Après avoir eu cette jolie idée, il y a fort longtemps, je l’ai mise de côté. Je vivais des moments difficiles, je venais de divorcer. Sur les conseils de mon entourage, j’étais allé voir un psychiatre, un vieux beau pontifiant. J’ai eu envie de m’en moquer, et suis parti sur un autre album, L’Histoire du corbac aux baskets. Après m’être temporairement éloigné de Philémon, pour prendre l’air, j’y suis revenu. J’ai dessiné vingt-huit pages de ce seizième épisode, et mon coeur m’a arrêté. J’ai été opéré, j’étais en train de claquer. Je m’en suis sorti, mais je ne parvenais plus à dessiner. Ce n’était pas une question de précision du geste, mais d’imagination… Un artiste se sert de sa mémoire plus que de son oeil et de sa main, et je n’y parvenais plus. J’ai toutefois eu une étincelle : j’ai demandé des photocopies du premier Philémon à mon éditeur, afin de tenter de redéclencher le processus. Et j’ai eu l’idée de réutiliser les premières planches du Naufragé du « A » pour clôturer la série. Cela fait sens par rapport au récit, et ainsi la boucle est bouclée, dans un mouvement perpétuel. Il n’y a pas de tromperie pour le lecteur : il peut lire quarante pages de bandes dessinées, avec une couverture et un papier de belle qualité.
Comment Philémon est-il né ?
Au début des années 1960, j’ai décidé de quitter Hara-Kiri, dont le ton graveleux me lassait. Je souhaitais sortir des sentiers battus. Or, pour gagner ma vie, pas question de revenir aux conditions de travail de mes débuts – il me fallait alors livrer des dessins ringards dignes du théâtre de boulevard, avec le mari trompé, la femme nue et l’amant dans le placard ! J’avais envie de faire de la BD traditionnelle, puisque je venais de réaliser que j’éprouvais autant de plaisir à dessiner qu’à écrire. J’ai tenté ma chance chez Spirou, auprès de Maurice Rosy et Yvan Delporte. Ils étaient étonnés de me voir si loin de Hara-Kiri. Au bout de trois mois, ils m’ont renvoyé mon dossier, en arguant qu’un lectorat enfantin était plus difficile à satisfaire qu’un public adulte… Ensuite, par le biais de mon camarade Cabu, j’ai croisé René Goscinny, qui dirigeait Pilote. Je lui ai soumis un projet sous forme de scénario dessiné d’une trentaine de pages, dont certaines mises en couleur. Mon héros, Philémon, était un adolescent, puisque le journal Pilote s’adressait à eux et que je voulais rendre une identification possible. Goscinny a tout lu devant moi, en disant qu’il trouvait cela formidable ! En 1965, Philémon était publié dans Pilote.
Pourquoi baptiser votre protagoniste principal Philémon ?
Je ne sais pas, ç’aurait aussi bien pu être Valentin, par exemple. Des années après, j’ai su qu’en grec Philémon signifiait “mon ami”. Le hasard fait bien les choses, surtout quand on sait que je suis d’origine grecque…
Quelles influences revendiquez-vous ?
Le créateur le plus important est pour moi Charlie Chaplin. J’ai ressenti tellement d’émotions en voyant Les Lumières de la ville ou La Ruée vers l’or… Je l’ai découvert gamin, ma mère me racontait les scénarios de ses films, et on allait ensemble au cinéma. J’aime aussi beaucoup d’auteurs anglais, comme Lewis Carroll, Edgar Allan Poe, Charles Dickens… Peut-être parce que ma mère a suivi des études à Londres, où elle a vécu dix ans. En revanche, je ne me suis jamais vraiment nourri de littérature française. Je me suis intéressé sur le tard aux mots d’esprit de Sacha Guitry.
Le dessin vous est-il venu naturellement ?
Oui, sans que je sois issu d’une lignée d’artistes. La vie de mes parents a été une véritable odyssée : ils sont partis de Grèce, embarquant pour Marseille, puis se sont installés à Paris, où mon père était tailleur. Nous habitions rue de La Paix, dans un quartier très chic, et mon terrain de jeux était le jardin des Tuileries ! J’ai commencé à dessiner vers six ou sept ans, en recopiant sur mes cahiers d’écolier des albums de Mickey ou de Popeye. J’étais fasciné par la narration propre à la bande dessinée : j’essayais de soulever les phylactères pour voir si le décor continuait dessous… C’est peut-être depuis cela que je n’enferme pas mon trait dans un gaufrier, et que j’exploite toutes les possibilités du médium. Je considère mes personnages comme des comédiens : s’ils jouent mal, je les gomme – une façon de leur mettre une balle dans la tête !
Imaginez-vous une autre vie, avec d’autres artistes, pour Philémon ?
Non, absolument pas. Pour moi, un auteur doit se faire enterrer avec ses personnages. Il les a inventés, ils font partie de lui, c’est un tout !
En revanche, vous laissez votre héros s’animer à l’écran.
Un long-métrage est en préparation au Québec. Les réalisateurs Julien Demers-Arsenault et Sébastien Denault sont venus en personne de Montréal pour me montrer leurs essais et me convaincre de leur donner mon autorisation. Leur démarche m’a plu, ils ont compris l’esprit de la série, et leur animation est belle.
Quels projets avez-vous ?
J’arrête le dessin, puisque je n’y arrive plus. Mais une quarantaine de “contes à égrener”, illustrés par mes soins, devraient être publiés. En mai, Dargaud sortira un recueil de mes commentaires sur l’actualité, déjà publiés dans Pilote : Le Magnéto dans l’assiette.
Propos recueillis par Laurence Le Saux
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Philémon #16 – Le Train où vont les choses
Par Fred.
Dargaud, 13,99€, le 22 février 2013.
Images © Dargaud.
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