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Illustration extraite de Monographie prématurée de Guibert © L’An 2.
LE DON
« D’où vient qu’on veut dessiner ? D’où vient qu’on dessine ? Une question que tous les dessinateurs s’entendent poser. « Vous dessiniez, petit ? » Bien sûr que je dessinais, petit. Vous aussi, d’ailleurs. On a tous dessiné, petit. « Oui, mais vous, c’est différent. Vous, vous aviez le DON ». Et qu’est-ce que c’est que le don ? Mystère. J’ai une vague idée sur le don, qui n’est pas une question qui me taraude. Les très jeunes enfants pratiquent spontanément tous les arts. Ils chantent, ils dansent, ils tirent des sons de ce qui leur tombe sous la main, ils dessinent dans la buée, ils modèlent la mie de pain, ils gravent le sable humide, ils sont comédiens et tragédiens, ils inventent des langages. S’opère là-dessus une sélection naturelle. Des modes d’expression s’atrophient d’eux-mêmes pour la raison qu’ils n’éveillent pas suffisamment d’appétit et que leur pratique s’espace, se tarit. Ainsi on perd le dessin ou le goût de chanter ou toute la panoplie de l’expression artistique. Les aptitudes se détachent. On n’était pas comme on dit, pas fait pour ça.
Pourtant, tel marchand de primeurs exprimera sa vie durant une authentique fibre de comédien derrière son étal, ou tel patron de bar derrière son zinc. S’ils s’amusent en amusant leurs clients, je ne leur mégote pas le nom d’artiste. Chez d’autres le talent ne s’est pas enfui mais enfoui. Et réaffleure au beau milieu de la vie ou six mois avant sa fin. Au fait, chez la plupart, des gens, les facultés artistiques qui ne trouvent pas une discipline à laquelle s’appliquer se casent où elles peuvent. Elles irriguent à leur insu le tempérament des romanciers qui n’écrivent pas, des chanteurs qui ne chantent pas, des acteurs qui ne jouent pas parfois en solution tellement diluée que l’idée d’exercer l’une de ces activités ne les traversera jamais.
Pour peu que ces facultés soient plus concentrées, elles pourront démanger l’adulte qui les néglige. Il aura alors le sentiment diffus, ou âpre, de passer à côté de lui-même. (L’exercice d’un art ne le mettrait pas nécessairement à l’abri de ce sentiment, qui est au monde le mieux partagé. Mais tout de même, pondre de temps en temps un dessin vivant, ça conforte, ça requinque.) Ce sont des sujets qui occupaient mon ami Alan Cope et dont on parlait beaucoup ensemble. Il disait : « C’est toujours grave que quelqu’un n’exerce pas ses talents ».
Monographie prématurée de Guibert, L’An 2. 136 pages, 19,50 euros.
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