Les + du blog LE ROMAN DE PIERRE CHRISTIN 5/5
Pierre Christin, c’est aussi ses Correspondances. Ainsi Adieu Rêve américain, dessiné par Jean-Claude Mézières. Paru en 2002 (Dargaud).
SITUATION PRÉRÉVOLUTIONNAIRE CLASSIQUE…
– Je voudrais dire quelque chose, cria presque une toute petite femme, toujours habillée de noir et dont on n’entendait jamais la voix, se révélant au passage comme extraordinairement perçante.
Elle enseignait le chinois, avait très peu d’étudiants et aucun collègue de la même spécialité, donc tendance à frayer avec les autres spécialistes de langues rares, tout aussi isolés qu’elle et d’ailleurs très rares eux-mêmes.
– Mais comment donc, madame Dong-Dupouille, comment donc, dit Goulletqueur, galant.
– Moi aussi, j’ai reçu un mail sur notre ordinateur de l’UFR.
– Ah, dit Goulletqueur, nettement moins galant en songeant que les emmerdes risquaient de continuer. Et… ahem… il est de quelle nature, ce mail ?
– Je vous le lis, dit la petite femme de sa voix perçante.
De : verite-faculte@univ.lettres-scienceshumaines.fr
A : ufrlangrare@univ.lettres-scienceshumaines.fr
Envoyé : dimanche 23 juin 22 :09
Objet : Jedem das Seine
Je tiens par la présente à porter à l’attention de toute personne concernée le fait que la thèse de macédonien devant être soutenue le 28 juin à notre université n’a pas été rédigée par son auteur présumé mais par un ancien universitaire serbe auteur de crimes de guerre réfugié en France sous un faux nom. Tricheurs, criminels, à chacun son dû.
– Si c’est un mail, s’agit-il d’un blog ? demanda la vice-présidente. Parce que l’ordre du jour…
– Ça va exploser, expliquait le leader révolutionnaire aux autres étudiants, que les histoires de profs et de serbo-croates laissaient assez indifférents et qui préféraient les voitures en train de cramer. La fac est prise en tenaille par les fachos du bas et les fachos du haut. Situation prérévolutionnaire classique.
– C’est plutôt un buzz, dit le maître-assistant qui s’y connaissait en trucs modernes. Quelqu’un fait courir un bruit pour discréditer notre faculté.
– Précisément, dit Goulletqueur, qui souhaitait reprendre la main. Il règne en ce moment un climat malsain de dénonciation tous azimuts favorisé par le développement des courriels que je souhaitais évoquer avec vous avant de clore cette séance, chers amis.
Le ton solennel, la voix onctueuse et puissante firent leur petit effet. Un silence relatif s’instaura. Le professeur de sciences du langage s’apprêta à se rendormir.
Mais c’était compter sans El Sordo qui se trouvait toujours là, assez emprunté car il ne faisait pas partie du conseil. Il avait un papier à la main et quelque chose à dire au président. Profitant du silence qu’il sentait s’instaurer, il s’approcha et lui glissa de sa voix basse qu’on entendait à dix mètres :
– Il y a encore un autre mail. Arrivé au secrétariat de la présidence sur l’heure du déjeuner. Je vous le montre ?
Mme Marthon-Le Boudic fourrageait dans sa sacoche, à la recherche d’on ne savait quoi. Avec un léger frisson, le président Goulletqueur murmura :
– Vous me le montrez.
Et il déchiffra :
De : verite-faculte@univ.lettres-scienceshumaines.fr
A : presid@univ.lettres-scienceshumaines.fr
Envoyé : mardi 25 juin 13 :06
Objet : Jedem das Seine
Quel est le salaud qui a
Profité de sa décharge de service pour partir à l’étranger avant la fin de l’année universitaire ?
Qui a mis à profit ses per diem destinés
A
La
Recherche pour s’acheter des vêtements
De luxe ?
Qui protège des enseignants inexpérimentés en
Les faisant accéder à des prébendes ministérielles ?
Celui-là se reconnaîtra et saura que le moment venu
Ce
Sera ,
A chacun son dû.
Le silence persistait. Mme Marthon-Le Boudic avait sorti le nez de sa sacoche gonflée et prenait un air dégagé.
– Vous savez d’où ça sort ? demanda Goulletqueur.
– Oui, monsieur le président. De littérature comparée. En plus, c’est mal tapé et, comme j’ai un peu bidouillé l’ordi, je vais savoir très vite qui l’a envoyé.
La sacoche de Mme Marthon-Le Boudic tomba par terre avec un bruit sourd mais personne n’accorda l’attention qui convenait à cet incident.
– Tiens Étienne, dit Goulletqueur, en lui faisant passer le feuillet le long de la table ovale. Le prochain sur la liste, tu te souviens ?
À son tour Étienne déchiffra, et Simon avec lui par-dessus son épaule.
– Tout de même, Étienne, tu n’aurais pas dû ! dit Simon.
C’était l’emploi du mot salaud bien sûr et, d’un seul coup, Étienne comprit la nature de la suspicion de son ami.
– Je te jure sur la tête de ta tante Charlotte que ce n’est pas moi, Simon !
Il était devenu tout rouge sous ses boucles poivre et sel. Simon l’observa.
– D’accord, dit-il. Je ne sais même pas comment j’ai osé y penser. Mais qui, alors ?
– On peut voir ce texte ? demanda le jeune homme à casquette.
– Ce n’est pas un blugzz et ce n’est donc pas à l’ordre du jour, dit Mme Marthon-Le Boudic, qui paraissait totalement égarée.
– C’est privé messieurs, disait le président. Merci à tous de votre présence. La séance est levée.
– Hein ? dit le professeur de sciences du langage à qui son voisin venait de donner un coup de coude.
– Ça devient dingue, ici, dit Étienne en rassemblant le petit tas de copies.
– Oui, dit sobrement Simon. On rentre à la maison pour travailler tranquilles ?
Extraits de Petits Crimes contres les humanités de Pierre Christin, collection Noir, éditions Métailié (www.editions-metailie.com), 240 pages, 10 euros.
© Métailié 2006
Et voir les autres dossiers : 1/5, 2/5, 3/5, 4/5
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