« LES BD C’EST DE LA COUILLE MOLLE,
LES MANGAS, CA C’EST EXTRA ! »
Mes pérégrinations me ramenèrent ensuite au Quartier Latin où je me sentais davantage sur mon terrain. J’ai toujours l’impression qu’il faut franchir l’octroi pour passer sur la rive droite. Rue Monge, je me présentai ès qualité dans une fort belle boutique de mangas, mais le vendeur me laissa peu d’espoir, d’après lui tout ce qui était intéressant était déjà paru en France ou allait l’être. Il me choisit néanmoins deux ou trois fascicules.
Un client qui se trouvait dans la boutique sortit derrière moi et me héla un peu plus loin dans la rue. Il s’agissait d’un infographiste, grand amateur de mangas et lecteur de J’ai Lu-SF. Il avait écouté ma conversation avec le vendeur et il me dit que deux titres feraient un malheur en France : City Hunter et Ken the Survivor. Je décidai mentalement d’envoyer des fleurs à la demoiselle de la boutique japonaise, ce que je ne fis jamais d’ailleurs, j’ignorais son nom et elle le mien. Je sortis de ma poche le numéro de City Hunter et avouai ne pas en connaître le contenu. Le jeune homme m’expliqua qu’il s’agissait d’une série policière, pimentée d’un peu d’érotisme et de beaucoup d’humour, puis il me donna le nom et l’adresse du directeur des droits étrangers de son éditeur qu’il avait sur lui (si, si, c’est vrai). Enfin il m’expliqua longuement qu’il fallait publier les mangas « à la japonaise », c’est-à-dire que la première page devait être située à notre dernière page, ce qui amenait à lire les images et les bulles de droite à gauche.
Je tentai une objection : « Les lecteurs français ne vont rien y comprendre. » L’inconnu secoua la tête : « Au contraire, me dit-il, ce sont tous des fanatiques et ils sont furieux de ne pas avoir des mangas conformes à l’original. Je vais vous expliquer. » II parvint à me convaincre en une vingtaine de minutes passées sur le banc d’un jardin public. Je lui proposai de devenir le conseiller (rémunéré) de la collection, ce qu’il refusa tout net. Je ne le revis qu’une fois, deux ou trois ans plus tard.
De retour à mon bureau, je demandai à Clotilde d’envoyer un fax aux éditions Shueisha, à Tokyo, pour faire part de notre désir de publier une édition française de City Hunter de Tsukasa Hojo, et de Ken the Survivor de Buronson et Tetsuo Hara. « C’est bien, me dit-elle. Vous devriez marcher plus souvent pour combler les trous du programme. »
Le lendemain, je traversai de nouveau la Seine – il faut savoir vivre dangereusement – et puis le métro est un endroit plutôt sûr quoiqu’on en dise, et je me rendis à la librairie japonaise de Paris, Junku, rue des Pyramides. Au rez-de-chaussée, on ne rencontre que des Nippons, au sous-sol, réservé aux mangas, presque que des Français. Pourtant les mangas sont les « livres » les plus vendus au Japon et, en second, viennent les romans tirés de scénarios de mangas. Dans la gare centrale de Tokyo, on a même prévu des poubelles spéciales afin que les voyageurs puissent se débarrasser de leurs mangas (surtout ceux érotiques) sans les laisser traîner sous les yeux des enfants. Peut-être n’envoie-t-on qu’une élite intellectuelle à l’étranger ? Ou alors des Esquimaux déguisés en Japonais ? Qui sait ?
Ce jour-là, deux jeunes filles occidentales (dix-sept et dix-neuf ans me dirent-elles) choisissaient des fascicules en V. 0., je leur montrai ma carte professionnelle et leur fit part de mon intention de publier City Hunter et Ken the Survivor dans le sens de lecture d’origine. « Merde, la bonne idée, c’est ça qu’il faut faire », me dit la plus élégante, très BCBG du boulevard Saint Germain. Je leur demandai si elles lisaient le japonais : « Ah non, bordel, me dit l’autre. Mais les dessins suffisent. »
Je fus ensuite curieux de savoir comment elles étaient devenues des fans de mangas et si elles lisaient également de la bande dessinée : « Des BD ? Merde, sûrement pas, reprit la plus âgée, c’est des trucs de vieux pour nos
parents, de la couille molle. Le manga, ça c’est extra, on l’a découvert chez des copines. » Finalement, dans leur langage imagé, elles m’assurèrent que City Hunter et Ken, édités à la japonaise, feraient un malheur.
SUITE : « Publier des mangas dans le sens japonais ?
Mon état mental en inquiète certains »
Texte tiré de C’est dans la poche ! de Jacques Sadoul, éditions Bragelonne, 200 pages, 17 euros. © Bragelonne 2006
Lire les autres dossiers : 1/7, 2/7, 3/7, 4/7, 5/7, 7/7
Publiez un commentaire