Les + du blog : MÉMOIRES DE JACQUES SADOUL 7/7
En 1975, paraît L’Histoire de la science-fiction moderne de Sadoul. Le tome consacré au domaine anglo-saxon est passionnant, mais moins, pour les aficionados français, que celui faisant le tour des auteurs de l’hexagone, traités jusque-là avec condescendance par les critiques branchés du genre. Oser parler, avec respect de Kurt Steiner, Francis Carsarc, Stefan Wul, Daniel Walther, mais aussi de Jimmy Guieu et F. Richard-Bessière, fallait oser (réédité en librio). En 1976 paraît Panorama de la bande dessinée toujours de Sadoul. Il laissera un souvenir moins impérissable.
PUBLIER DES MANGAS DANS LE SENS JAPONAIS ? MON ÉTAT MENTAL INQUIÈTE CERTAINS »
Trois jours plus tard, je vis arriver dans mon bureau une fille du pays du Soleil levant qui n’était autre que la représentante à Paris des éditions Shueisha. Natsuko parlait parfaitement le français, ce qui m’arrangeait bien, elle me tendit sa carte comme il est d’usage dans son pays. Je lui donnai la mienne, elle y jeta un coup d’œil, puis me dit : « Ça alors, comment vous avez fait ? » Trois de mes livres avaient été édités au Japon, dont Histoire de la science-fiction moderne, aussi, prenant modèle sur eux, j’avais recopié mon nom en caractère japonais sur ma carte de visite. Je lui expliquai et montrai les volumes. Cela parut impressionner favorablement ma visiteuse, d’autant qu’elle avait vu un de mes bouquins traduit dans sa langue, Trois morts au soleil, « à la bibliothèque ». Elle ne précisa pas laquelle, puis elle ajouta : « Avant toute discussion, comment comptez-vous publier nos livres : dans le sens de lecture occidental ou dans celui d’origine ? » Sans hésiter, je lui répondis : « Dans le sens japonais », ce qui lui fit dire pour la deuxième fois : « Ah ! ça alors ! ».
J’appris que les dessinateurs nippons en avaient assez de voir tous leurs personnages devenir gauchers dans les éditions françaises. En effet, pour ne pas avoir à démonter et remonter les planches, on se contentait de retourner les films transparents reçus du Japon ce qui avait pour effet de tout inverser, y compris les bras des personnages. La jeune femme me suggéra une autre série, Dragonquest (qu’il conviendrait d’appeler Fly en France, me dit-elle) pour accompagner City Hunter. En revanche, Ken the Survivor n’était pas à vendre pour l’instant, ajouta-t-elle. Je lui fis une proposition sur les deux séries qu’elle se chargea de transmettre à la maison mère.
Le soir, je passai acheter à la FNAC le film City Hunter (1993) dont elle m’avait signalé l’existence. C’était du cinéma typiquement cantonais avec Jackie Chan en vedette et deux fort jolies Chinoises pour lui donner la réplique, Joey Wong (alias Wong Tsu Hsien) que j’avais déjà admirée dans Histoire de fantôme chinois (1987), et Chingamy Yau la belle tueuse de Maked Killer (1992). Finalement je commençais à me sentir en pays connu dans ces mangas.
Le plus difficile ensuite fut de convaincre la maison, et surtout le service commercial de notre diffuseur, du bien-fondé de publier des bouquins imprimés en commençant par la fin du volume. À l’intérieur même de J’ai Lu, quelques personnes pensèrent que mon état mental s’était encore détérioré. La fabrication alla jusqu’à me proposer de découper les films et de les remonter pour que tous les personnages ne deviennent pas gauchers, ce qui aurait été un gros travail. Je refusai net.
De son côté, le directeur commercial de Flammarion, conciliant, me dit : « Certes le cœur de cible doit préférer des mangas identiques aux originaux japonais, mais le public va être décontenancé par ces fascicules qu’il faut lire à l’envers. Ce n’est pas possible ». Je lui répondis que le cœur de cible représentait quatre-vingt-dix-neuf pour cent du nombre de lecteurs potentiels et je restai inflexible. « II est encore plus fou que d’habitude », conclut un des dirigeants du groupe.
Un fax de Tokyo vint mettre fin à toute tergiversation. Il nous accordait les droits des deux séries pour la langue française à la condition expresse que nos mangas soient des copies conformes des leurs, sens de lecture compris. « Dans ce cas, il faut y aller », trancha Jacques Goupil. City Hunter et Fly parurent en mai 1996 et nous n’eûmes aucun reproche de la part des lecteurs pour notre présentation, mais au contraire de nombreuses lettres de félicitations pour avoir su garder l’esprit japonais.
J’eus la surprise de constater que les mangas intéressaient les filles aussi bien que les garçons et que la moyenne d’âge était plus élevée que je ne l’aurais cru (19 à 30 ans). En revanche nous reçûmes une volée de bois vert de la part des libraires qui ne savaient dans quel sens ranger nos livres (on peut les comprendre).
Puis nos concurrents furent contraints de faire comme nous sous la pression des éditeurs japonais, et tout rentra dans l’ordre. Une bande vidéo de la version dessin animé d’Orange Roadme permit de découvrir ce manga et il devint le troisième titre de la collection. Les ventes de tous ces titres furent satisfaisantes et Shuiesha accepta de nous céder en 1998 les droits de Ken the Survivor qui sortit quelques mois après mon départ de J’ai Lu sous le titre Ken le Survivant.
Lors de ma dernière semaine de présence dans la maison, je rappelai à Marion Mazauric qu’elle devrait également s’occuper de la série manga. « N’oubliez pas de me laisser le nom de vos conseillers et lecteurs », me dit-elle. Cette réflexion mit en joie Clotilde et Suzanne, qui assistaient à l’entretien. Ce fut Clotilde qui répondit à Marion, atterrée : « II n’y en a pas, Jacques a marché, c’est tout. »
FIN
Texte tiré de C’est dans la poche ! de Jacques Sadoul, éditions Bragelonne, 200 pages, 17 euros. © Bragelonne 2006
Lire les autres dossiers : 1/7, 2/7, 3/7, 4/7, 5/7, 6/7
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