Les Pigments sauvages
Dans le pays des Lémures, on trouve différentes castes, aux pigments de peau différents. Les moines, les soldats, les ouvriers, le Roi, et les pauvres ondines, créatures asservies pour porter la descendance lémure. Mais au-delà des fragiles frontières de ce royaume, il y a bien d’autres choses. D’autres créatures, minuscules ou géantes, d’autres peuples et d’autres mythes. Alors quand un cyclope gigantesque vient détruire la cité, qu’un coup d’État renverse le Roi, que trois ouvriers anonymes s’enfuient porteurs d’un secret et d’un espoir et que tout le monde leur court après, c’est tout un univers qui s’effondre. Pour laisser la place à un autre ?
Dans un grand écart d’inspiration, Alex Chauvel s’est nourri de travaux anthropologiques (son titres est un clin d’oeil à La Pensée sauvage de Claude Lévi-Strauss), de visions microbiologiques (ses créatures ressemblent à des bactéries schématisées), mais aussi de récits mythologiques et d’aventures d’heroic fantasy. Et le petit miracle est qu’il arrive à tirer de tout cela une oeuvre fascinante, d’une grande densité narrative et graphique, qui se lira et se relira avec, à coup sûr, toujours son lot de découvertes. Car si Alex Chauvel aime souvent créer sous contraintes (il est cofondateur des éditions Polystyrène qui publient des livres objets aux concepts narratifs audacieux, et l’auteur de l’épatant Todd le géant s’est fait voler son slip, feuilleton dont le défi était de compter une case de plus que Lapinot et les carottes de Patagonie de Lewis Trondheim, soit 6001!), c’est pour mieux secouer la bande dessinée dans ses fondements et ses possibilités.
Pour cet album ambitieux de 280 pages tout en couleurs, au design faussement minimaliste et extrêmement inventif, il entremêle au moins quatre récits, qui vont eux-mêmes en déclencher d’autres, avant de se croiser, sous la forme d’une fuite en avant (ou bien circulaire?), métaphore évidente d’une évolution. Et l’histoire influe aussi sur la mise en case elle-même, bousculant le lecteur dans ses habitudes et les personnages dans leur quête. Le résultat est vertigineux, sans cesse surprenant, et on peut donc déguster ces Pigments sauvages de cent façons différentes. Comme une aventure épique, mêlant complots politiques et bagarres sanglantes. Comme un poème métaphysique sur le cycle de la vie et de la mort. Comme un hommage aux mythes de fondation du monde. Ou comme une des plus originales et abouties propositions de bande dessinée de l’année, et à coup sûr un événement de la rentrée.
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