Les Pizzlys
Depuis la mort de leur mère, l’aîné Nathan élève seul ses jeunes soeur et frère, Zoé et Étienne. Au volant de sa BMW, il use le bitume et sa santé en tant que chauffeur Uber et semble perdre pied. Au fil de vertiges, son esprit est happé par le GPS, son corps flotte hors de toute gravité. Et un jour, alors que son GPS ne fonctionne plus, qu’il n’arrive plus à s’orienter sans cette fichue machine, c’est l’accident. Une vieille dame qu’il était censé conduire à l’aéroport lui propose alors une solution radicale : la suivre, avec sa fratrie, dans son Alaska natale et retrouver un sens à sa vie, à son corps sur la Terre, et à LA vie en général.
Monté très haut, très tôt (La Saga de Grimr, son 4e album, Fauve d’or à Angoulême en 2018), Jérémie Moreau n’en finit pas de surprendre depuis, creusant une veine moins fictionnelle et plus philosophique, en prise totale avec son temps. Et avec sa planète qui souffre de l’Homme, et qui pourrait bien s’en débarrasser tantôt. Et il aborde cette question fondamentale avec toute la force de la bande dessinée : provoquer des émotions intenses et susciter des réflexions profondes dans un récit accessible au plus large public. C’était le cas du Discours de la panthère, brillante fable animalière lisible dès l’enfance. Ainsi, après s’être projeté dans le passé de l’Histoire de l’humanité pour en saisir les fondements (Penss et les plis du monde), Jérémie Moreau lui imagine un futur possible, à travers un récit éminemment contemporain : face aux conséquences du réchauffement climatique, aux perturbations des écosystèmes et à l’incapacité des humains accros aux technologies de s’en sortir sans elles, la survie d’homo sapiens passerait soit par un changement radical de mode de vie, soit par un retour à une forme d’animalité plus en phase avec la nature.
Entre références à la mythologie et aux contes amérindiens, informations recoupées sur l’impact du changement climatique sur la faune (le « pizzly » du titre est croisement entre un grizzly, qui remonterait du sud car il a trop chaud, et un ours polaire, qui descendrait du nord car la banquise disparaît) ou sur les effets sur le cerveau humain du GPS et du recours à outrance aux technologies, l’auteur réussit surtout à construire une histoire sensible et haletante, qui démarre comme un drame familial et s’ouvre sur un poème humaniste. Par son découpage parfaitement rythmé, son trait d’une grande maîtrise et beaucoup plus sensible qu’il n’y paraît au premier regard, et par une audace folle dans l’usage des couleurs (Delcourt a mis les petits plats dans les grands, côté fabrication, avec une impression avec encre fluo), Jérémie Moreau propose une bande dessinée sans nulle autre pareille. De celles qu’on peut lire et relire en absorbant des éléments différents à chaque fois. De celle qui restent longtemps en tête, sans doute même toute sa vie d’amateur de BD.
Un très grand livre et, sans aucun doute, par son alliance entre une forme éblouissante et un fond bouleversant, la plus belle bande dessinée de 2022. Au moins.
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