Les Visés
La nuit dernière, Charles a fait un rêve bizarre. Il s’est vu tuer le président Kennedy avec une carabine, du haut d’une tour. Nous sommes en 1966, sur fond de guerre du Vietnam, dans l’Amérique standardisée des suburbs sans fin. Charles semble avoir foiré sa vie : rejeté des marines et sans travail, il vivote tout en aimant sa femme. Et la bat, de temps en temps. Un héritage paternel. Son rêve – le tir, les coups et les humiliations –, Charles l’a consigné avec précision dans un carnet oublié chez sa mère. Qui a tout lu…
Des banlieues standardisées, une société de consommation aliénante. Voilà le cadre de vie de Charles, entre horizontalité et verticalité. Une vie sans aspérité où les rêves (les cauchemars?) composent la matrice d’un destin voué aux enfers. Avec Les Visés, les deux auteurs, Thomas Gosselin au scénario (Sept milliards de chasseurs-cueilleurs, Blackface Babylone) et Giacomo Nanni au dessin (Le Garçon qui cherchait la peur, La Véritable Histoire de Lara Canepa) se plongent ainsi dans les derniers instants de la vie de Charles Whitman, auteur d’un meurtre de masse le 1er août 1966 à l’université du Texas à Austin. Pour mieux saisir la folie ou l’origine du Mal à travers les pensées et dialogues d’un homme tantôt perdu, tantôt rationnel ou parfaitement en marge, à l’image de cet étrange entretien d’embauche dans une compagnie aérienne. Mais aussi dans les regards de policiers effrayés, de victimes sans voix… Sans moraliser le propos, avec beaucoup de lucidité et en évitant l’écueil du pathos larmoyant, les auteurs suggèrent des pistes : père violent, isolement, passé religieux, amour précoce des armes à feu, consommation facile… Il s’agit de comprendre, plus que juger. Ce tueur, on ne pourra ni l’aimer, ni tout à fait le détester, symbole d’une modernité étouffante dans une Amérique désenchantée. Les textes, dans une tension croissante et glaçante, saisissent ainsi le carnage en train de se jouer quand l’esthétique de Giacomo Nanni, pop et vintage, au trait souple, neutralise le drame par une touche d’innocence, tout en le figeant dans le temps et les interrogations : fait-on le mal jamais volontairement ? À cette éternelle question, l’album répond intelligemment car toujours à bonne distance. Et vise donc terriblement juste.
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