Dans ce monde, les usines tournent à plein régime, grâce à des travailleurs pressurisés, essorés par des cadences infernales. Il faut produire, pour vendre et consommer, sous le regard aguicheur de pin-up dont les affiches géantes rythment les façades. Point de droit du travail dans cette société, ni même de liberté d’expression et de réunion. Car tout le monde est surveillé en permanence, gare à qui sortira du droit chemin. Pourtant, dans les sous-sols et les recoins, il existe une autre voie, et peut-être même une résistance…

Le postulat est classique : une dystopie, un monde obnubilé par son outil productif et ses espaces de commerce, qui s’est assis voilà longtemps sur la démocratie, grâce à la résignation d’un peuple qui a d’abord besoin de manger et de dormir à l’abri. On le découvre grâce à deux personnages : une jeune femme sans le sou contrainte de voler après le licenciement de son frère, et un agent de surveillance tombé amoureux d’elle puis tombé en disgrâce pour ne pas l’avoir dénoncée après un larcin. Le rythme est dynamique, les enjeux clairs, on se laisse prendre. Sauf que très vite, le ton change, et plus que la résistance à l’oppression et le retour de la voix du peuple, c’est la quête d’une liberté totale et le rêve d’une anarchie qui se font jour, comme seul remède à la dictature. Soit la loi du plus fort sans la protection sociétale des plus faibles. Un classique de la pensée libertarienne et réactionnaire, qui s’immisce insidieusement dans une histoire grand public portée par des héros ordinaires, au gré de citations dévoyées de grands auteurs. Au fil des pages, cet appel à tout casser et se passer d’un cadre protecteur et accepté par la communauté, au prétexte de renverser une caste de puissants arrivée au pouvoir par les errances de la démocratie, est tout simplement ahurissant. Et au moins aussi inquiétant que le fait que cet album soit dans les listes des prix Landernau et Relay en cette fin d’année… On ne sauvera donc ici que le dessin de Michel Colline, chaleureux et enlevé, et ses belles vues urbaines en plongée. Mais ça fait bien trop peu.

Les Yeux Doux