L’Etrange
Il a un visage d’ours triste, débonnaire. Lui, c’est l’étrange, un clandestin qui a fui son pays, peut-être sa misère ou la guerre… On ne sait pas. Il n’a ni passé, ni papiers, et encore moins d’identité dans le pays où il s’exile. Ici débute son chemin de croix entre aide généreuse et hostilité latente : logeurs, passeurs, policiers ou réseaux d’aide balisent le quotidien d’un clandestin plongé dans l’incertitude du lendemain, apatride du monde…
Jérôme Ruillier poursuit son travail d’auteur engagé, après Les Mohamed, mémoires d’immigrés (chez Sarbacane), avec cette fable réaliste traitant de l’immigration et de ces individus perçus davantage comme des problèmes que des personnes dans le besoin. Avec malice, l’auteur ne nomme ni les personnages ni les lieux, préservant ainsi l’universalité de son récit, y ajoutant le croisement des points de vue pour le traitement narratif : le déraciné, dont personne ne comprend la langue, est décrit par les gens qui le croisent — un passager de bus, une voisine, un chauffeur de taxi… Autre astuce, son usage de l’anthropomorphisme : les acteurs sont des animaux – tigre, ours, corneille – avec leurs traits propres.
Le sans-papier, lui, est un miroir dans lequel chacun projette ses représentations et peurs, mais se révèle aussi objet d’empathie. Confronté aux obstacles quotidiens – les voisins, la police, la justice, l’administration –, il suit une trajectoire heurtée, sans cesse reformulée par les événements, à la lumière des motivations de chacun. Intéressant de bout en bout, bien mené et plutôt émouvant, porté aussi par son trait presque enfantin et ses teintes légères, L’Etrange produit son petit effet sans mal.
Mais l’album a les défauts de ses qualités. Le procédé, s’il est parfaitement adapté ici, a un petit air de déjà-vu, et le choix de traduire les paroles de l’immigré en renvoyant systématiquement au bas de page se révèle assez lourd dans la durée. Le texte lui, abondant et travaillé, avec des citations de l’ex-président Sarkozy, renforce le réalisme mais souffre justement d’une approche trop explicite ou factuelle. A l’image du dessin, plus de suggestion aurait nourri la fable. Mais L’Etrange a finalement le grand mérite de parler avec sobriété d’un sujet brûlant, sans s’interdire engagement ou émotion. Un plaidoyer pour plus d’humanité en somme. Pourquoi pas.
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