L’Homme sans talent
Un homme, la moustache imposante et l’air désabusé, est étendu sous nos yeux, quelques cailloux devant lui. Ancien auteur de manga, celui-ci tente de gagner sa vie en vendant des « pierres-paysages ». On l’accompagne dans son quotidien désenchanté avec une femme qui le prend pour un moins que rien et un enfant qui n’a pas de réelle place dans la cellule familiale. Dans l’incapacité totale de s’adapter, Sukezô Sukegawa tente tant bien que mal de vivre en vendant des appareils photo, des pierres, faisant payer le droit de passage sur un pont, proposant de porter des personnes voulant traverser une rivière… et bien d’autres lubies toutes plus absconses les unes que les autres. Obsédé par l’argent et résigné à vivre en reclus, il se voile la face quant à sa capacité à subsister de ses différents « métier ».
L’Homme sans talent est la dernière pièce maîtresse de Yoshiharu Tsuge. Motivé par un éditeur passionné qui souhaite lui consacrer une revue sur mesure, l’auteur se lance dans le projet avec une régularité rare. Comic Baku est né et accueille en son sein les premières nouvelles qui seront réunies dans ce one-shot. Après une première parution chez Ego comme X en 2004, il est à présent réédité aux éditions Atrabile. Dans ce volume, pas d’action, pas d’enjeu, pas d’intrigue non plus. L’absence de rythme et le vagabondage lancinant de cet homme et sa famille soutiennent une atmosphère dramatique et malaisante. Sans véritable début ni fin, L’Homme sans talent bouscule le déroulé narratif classique et mêle toutes les facettes de Tsuge : le voyage, l’intime et l’onirisme dans une description crue et sans pathos dans une volonté réaliste.
Avec sa profonde psychologie des personnages, sa galerie d’hommes misérables, ses relations conjugales conflictuelles, ses hommes acculés par le poids de leurs responsabilités, le titre interroge sur la vie, l’être humain et la place des hommes et femmes dans la société. L’éloge de la fuite prônée par le personnage, son flegme, son détachement émotionnel et son portrait sinistre confère au récit une puissance évocatrice sans pareille. L’Homme sans talent offre des scènes d’une force incroyable laissant une marque indélébile sur le lecteur.
Nommé en 2005 pour le prix du meilleur album au Festival international de la bande dessinée d’Angoulême, ce récit sombre à l’humour très sarcastique désarçonne. Notamment par son traitement avant-gardiste toujours aussi efficace plus de 30 ans après sa publication. Dans cette édition, une postface de Stéphane Beaujean (directeur artistique du festival d’Angoulême) et Léopold Dahan (spécialiste du manga alternatif et de Yoshiharu Tsuge) offre des clés de lecture indispensables aux néophytes. Car L’Homme sans talent est un récit somme et un exercice de style jusqu’au-boutiste qui a ses limites. Exigeant, ce livre entre en résonance avec le parcours humain et artistique de son auteur. Information et implication du lecteur sont indispensables à sa pleine appréciation. Nous vous invitons donc, notamment, à lire notre dernier article à son sujet avant de vous lancer dans la lecture de cette pièce majeure du gekiga et du manga d’auteur.
© Yoshiharu Tsuge © Atrabile – Traduction : Kaoru Sekizumi et Frédéric Boilet
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