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Locard / Grouazel, auteurs d’un Fauve d’or révolutionnaire

7 février 2020 |

Grouazel-Locard_3 LGrouazel-Locard_4es trentenaires Florent Grouazel et Younn Locard sont originaires de Lorient et se sont rencontrés au lycée dans les années 2000. C’est là qu’ils découvrent la BD et partent, après le bac, étudier le neuvième art à Bruxelles. Dans Eloi, leur première BD historique, ils soulevaient déjà des questions contemporaines – le racisme – en interrogeant l’Histoire, comme pour mieux éclairer le présent. Rencontre à Angoulême, au lendemain de la cérémonie des prix où l’impressionnant Révolution #1 reçut le Fauve d’or du meilleur album 2020.

Comment se forge-t-on une culture sur la Révolution française, nécessaire pour construire une telle BD ?

Florent Grouazel : Quand on a commencé, c’était un peu au petit bonheur la chance. On nous a prêté pas mal de bouquins, et des bouquins importants je pense, notamment des livres contemporains comme ceux de Haim Burstin – Une Révolution à l’oeuvre. Le faubourg Saint-Marcel, 1789-1794 (2005), et L’Invention des sans-culotte. Regards sur le Paris révolutionnaire (2005) – ou, pour rentrer dans la période, celui d’Éric Hazan – Une histoire de la Révolution française (2012). Cette période s’est révélée étonnante et très enthousiasmante pour nous qui nous considérons comme des gens de gauche. Puis après nous avons fréquenté les archives et surtout Internet ! Mais nous avons eu la chance de découvrir ces auteurs qui proposent une lecture problématisée de la Révolution plutôt que d’enchaîner les dates comme un chapelet. Ce sont des boulots qui s’intéressent aux gens qui ont fait la Révolution en sortant du schéma binaire « peuple contre aristocrates ».  

revolution-violenceYounn Locard : C’est une vision que l’on trouve autant dans les lectures marxistes, « bicentenairistes » ou contre-révolutionnaires. C’était important d’y apporter un peu plus de complexité. Actuellement, je trouve qu’il y a un discours de sympathie royaliste que l’on entend souvent à la télé qui va systématiquement accuser les foules d’être pusillanimes, bestiales et sauvages contre une « pauvre » Marie-Antoinette qui va être érigée en martyre et susciter de la sympathie. La biographie de Robespierre par Hervé Leuwers – que j’ai lu lors d’un voyage à Malaisie – évite de tomber dans la caricature et nous a permis de nous aider dans notre lecture de la Révolution française.

F. G. : On s’érige contre le consensus qui fait de la Révolution un moment uniquement violent et, au final, un peu regrettable. Et que, si on avait suivi l’exemple de nos voisins européens, on aurait fait ça dans le calme, autour d’une table et entre gens sérieux. C’est une vision que l’on rejette. On veut, à travers Révolution, évoquer la lutte et aussi la perpétuation des logiques de domination. Tu mets à bats un pouvoir et des gens vont en réinstaller un autre et essaient de s’approprier la nouvelle légitimité.

Vous vous intéressez aux parcours individuels d’anonymes, loin des grandes figures de la Révolution. Vos personnages ont-ils existé ? Les avez-vous exhumés des archives ?

revolution-deputeY. L. : On s’est vite aperçu qu’on n’avait pas toutes les armes pour affronter les archives ! Et puis nous habitons à Lorient, ce qui n’est pas toujours pratique pour fréquenter les archives à Paris. On a rencontré Augustin de Kervélégan sur Wikipédia, c’est un vrai député breton. Nous pensions au départ que sa biographie était très incomplète. Avec les quelques éléments trouvés, nous lui avons imaginé une existence plus dense. On voulait parler de frères jumeaux. On lui a inventé un frère.

F. G. : Depuis, on a eu quelques informations supplémentaires sur Kervélégan, Pierre Serna, qui est un historien de la Révolution française et qui a réalisé la postface de la BD, nous en a donné un peu. Finalement, il apparaît comme assez bien documenté dans les dictionnaires spécialisés de la Révolution. Après, on le recroise de temps en temps en lisant les minutes de l’Assemblée nationale, ce qui nous fait généralement assez plaisir !

Y. L. : Une fois, on dédicaçait à côté de l’historienne Mona Ozouf et on venait de faire une rencontre devant le public. Elle nous a dit en partant : « prenez soin d’Augustin de Kervélégan » !

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Qu’est-ce qui motive vos personnages et, par extension, vous, les auteurs ?

F. G. : Les Kervélégan, comme beaucoup de nos personnages, n’obéissent pas à leur caste, à des codes précis. Pour nous, ça semble intéressant de mettre en action des personnages dont les motivations ne répondent pas à une logique pré-établie, parce que nous pensons que l’histoire politique suit des parcours atypiques et que l’affect est aussi important qu’une ligne de pensée très structurée. Les révolutionnaires ont essayé de faire une politique de la raison, mais les évènements les ont démentis. Ils n’ont pas pu faire de la politique juste avec le bon sens bourgeois et la raison des Lumières.

Y. L. : Nos personnages sont avant tout des humains. Ils n’ont pas de programme. Ou s’ils en ont un, c’est pour des mauvaises raisons. On se méfie de ces gens qui seraient des machines à faire de la politique. Notre point de vue, à nous aussi, n’arrête pas de changer. On n’a pas une idée qu’on avait au début et qu’on est en train de défendre jusqu’au troisième tome.

F. G. : Le travail de l’Histoire est intéressant, mais ce qui nous bouleverse le plus c’est le travail politique autour de la Révolution. Se plonger dans tous ses débats, ses idées, et se dire : comment je m’en sors moi ? Comment ma position politique évolue ? C’est vraiment très excitant et en même temps très vertigineux. Cela nous oblige à nous repositionner tout le temps.

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Et Jérôme Laigret ? Ce pamphlétaire intéressant mais totalement repoussant ?

Y. L. : L’idée d’avoir un méchant n’était pas dans nos intentions. C’est même un peu nul ! Cela a pu être d’ailleurs un peu compliqué. Je me demandais parfois pourquoi nous avions mis un Dark Vador dans notre histoire alors qu’on a souvent cherché à mettre de la nuance dans les parcours… On s’est bien pris la tête pour aussi pouvoir l’aimer un peu et le rendre plus fin et plus complexe.

F. G. : On voulait vraiment créer quelqu’un d’antagoniste au mouvement révolutionnaire, un « ultra ». Lui a un véritable agenda politique. C’est d’ailleurs peut-être le seul. Il va chercher tous les moyens possibles pour garder sa ligne, autant qu’il le peut. Il est sans scrupule mais c’est pour un but supérieur.

Y. L. : Au départ, on s’est défoulé sur ce personnage inspiré d’Eric Zemmour, mais au fil de la construction on s’est aperçu que le mépriser n’était pas notre but, sinon ça ne sert à rien qu’on en parle. La fiction permet d’épouser au plus proche la vision de nos adversaires. Notre parole à nous, très politisée, est dans la BD. Mais il n’y a pas qu’elle. Et celle de Laigret elle est importante, c’est pourquoion essaie de comprendre pourquoi et comment il va freiner le peuple dans ses aspirations.

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Toutes les 15-20 pages, le dessinateur change, ça se pense comment ?

Y. L. : C’était très long à mettre en place.

F. G. : C’est vrai qu’au départ c’était problématique.

revolution-violence2Y. L. : On a essayé de trouver des stratégies, mais en fait il ne faut pas se poser de questions. Il faut y aller à l’intuition. Nulle part il est marqué qu’on n’est pas censé faire ça. On ne vivait pas côte à côte à l’époque et chacun s’est mis alors à dessiner des pages. On ne dessine pas pareil mais la couleur réussit à créer une unité.

F. G. : En fait, ce n’est pas dérangeant, plusieurs dessinateurs peuvent intervenir sur un album, on n’est pas les premiers.

Votre trait est tout en mouvement et la lecture n’est pas toujours aisée.

F. G. : On voulait vraiment offrir au lecteur une BD historique différente des séries habituelles. Quand Younn est venu avec ce projet, je me suis : « Ah cool, enfin une BD sur la Révolution où toutes les pierres de la Bastille ne vont pas être dessinées à la règle. » On est des dessinateurs d’observation. Comment ça fait si je dessine un mec écharpé par terre ? C’est ce type de question que je me pose.

Y. L. : On a conscience aussi que nous avons vraiment des soucis de dessinateur et que ça peut mettre le lecteur à distance dans une BD historique. Le soucis de lisibilité et de clarté n’a pas été notre objectif premier. Il y a des gens pour qui c’est difficile de lire cela. D’où aussi l’intérêt de chapitrer et de faire des petits encarts avec des reproductions de petites gravures.

F. G. : On aime lire des choses difficiles, notamment en littérature, donc moi ça ne me rebute pas de proposer des choses ambitieuses. En BD, c’est extrêmement rare de lire des trucs qui vont te fracturer le crâne par leur puissance, qui vont te troubler profondément. Et nous, ça nous intéresse car je pense que notre médium peut être à ce point puissant. À titre personnel, je retrouve ça dans les mangas de Yoshiharu Tsuge.

revolution-perruque La langue reste cependant accessible.

F. G. : Quand on lit vraiment la langue du XVIIIe, elle est impossible à utiliser vraiment. On a essayé de mettre des discours qui se tenaient à l’Assemblée, mais ce n’était pas satisfaisant. Notre volonté n’était pas de restituer la langue, ce n’est pas notre propos. Et puis, après, il y a la langue du petit peuple. Or, de cela, nous n’avons pas beaucoup de traces. Il faut aussi éviter le côté caricatural. On a fait le choix de faire parler nos personnages le plus naturellement possible pour les lecteurs contemporains.

Comment convainc-t-on un éditeur avec un premier tome ambitieux (sur trois) de plus de 300 pages – dont le prochain sortira en janvier 2022 ?

F. G. : Après Eloi, l’éditeur d’Actes Sud/L’An 2 nous a demandé ce que l’on avait sous le coude. C’était il y a six ans. On avait déjà pensé au projet entre nous et on était tenté par un travail sur le long terme. On savait que cela allait être délirant de faire ça et que même si l’éditeur nous suivait ça n’empêchait pas les difficultés, économiques par exemple. On ne s’en rendait peut-être pas compte aussi.

Comment on vit pendant toutes ces années?

F. G. : C’est effectivement le problème. Nous avons eu chacun environ 4000 € de l’éditeur pour bosser cinq ans. Nous avons également eu une bourse du CNL, qui nous a permis de financer notre projet.

Y. L. : Et puis on a bossé à côté, on en a un peu chié il faut le dire ! J’ai demandé de l’argent à mes parents. On a fait ce qu’on pouvait. Mais la situation est complexe. Bien sûr, on est solidaire de notre corps de métier quand on dit de ne pas accepter des contrats sans être payé. Mais, d’un autre côté, je fais ce que j’aime en me lançant cinq ans dans ce projet, je ne pense pas être plus courageux qu’un mec qui fait la grève depuis cinq semaines. Lui non plus il n’est pas payé et en plus il s’en prend plein la gueule !

revolution_couvF. G. : Parfois on a un peu l’impression de scier la branche sur laquelle on est assis. On aime faire de la BD, on est porté par ce que l’on fait… Et on en vient des fois à accepter des conditions plutôt scandaleuses. Après, le paradoxe, c’est que le fait de ne pas être soutenu par des tonnes d’argent, ça te laisse vachement libre. La partie BD d’Actes Sud ne draine pas autant d’argent que la partie littéraire, et en même temps nous avons peut-être plus de liberté. C’est difficile politiquement de trancher. Nous, ce que l’on réclame avant tout, c’est du temps : ce serait dommage que le mouvement des auteurs aboutissent à : « Vous allez être bien payés mais bon vous devez produire votre album en moins d’un an. »

Propos recueillis par Marc Lamonzie

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Révolution #1 – Liberté.
Par Florent Grouazel et Younn Locard.
Actes Sud/L’An 2, 26 €, janvier 2019.

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