L’Œil du STO
En septembre 1942, une ordonnance française oblige les jeunes Français à partir travailler en Allemagne. C’est à la fois une volonté du gouvernement allemand, en manque de main d’oeuvre depuis que les hommes sont partis au front, et une action du gouvernement de Vichy, prompt à collaborer activement et à accélérer un processus qui était, d’abord, basé sur le volontariat – en réalité la seule solution pour les plus précaires. Le 11 mars 1943, Justin est donc forcé au départ pour le STO, le Service du Travail Obligatoire. Il quitte, le coeur gros, Paris, sa famille et surtout Renée, « la jolie de l’imprimerie »… L’arrivée au camp de Hennigsdorf est martiale : les militaires encadrent et rudoient les nouveaux travailleurs. Tout est compté, rationné : la nourriture, le chauffage. Les punaises de lit et les dix heures de travail, six jours sur sept, font le reste : la vie devient très vite insoutenable et une obsession habite Justin, fuir et retrouver Renée.
Julien Frey aime explorer les méandres de sa vie et de celle de sa famille. Après Un jour il viendra frapper à ta porte et Avec Edouard Luntz, il remonte le fil de l’histoire de Justin, le grand-père de sa femme. À travers cet acte de mémoire individuelle, il interroge la mémoire collective des Français face à ces travailleurs du STO qui furent, à leur retour, regardés avec suspicion,. Car pour beaucoup, ils n’avaient pas le même statut « honorifique » que les autres victimes de déportation, notamment les résistants, et parfois même on les assimilait à des collaborateurs. Julien Frey rétablit ici, dans la première BD écrite sur le STO, une vérité. À travers le prisme de Justin, on comprend les enjeux, la complexité de la guerre, la difficulté des vies en ces temps. Terriblement humain et attachant, le récit raccroche aux thèmes chers au scénariste: la transmission, l’héritage, la filiation. Que laisse-t-on à ceux qui restent, que faire des traumas de l’Histoire dans les vies des membres d’une famille ? On oscille entre le cours de l’Histoire et de purs moments d’émotion, notamment dans une des planches finales où la fille de Justin pousse son père à affirmer que non, il n’était pas volontaire.
L’intensité du noir de Nadar (Papier froissé, Salud !, Le monde à tes pieds) accompagne le récit de Julien Frey pour leur deuxième travail en commun après Avec Edouard Luntz. La ligne fluide du dessinateur permet une lecture romanesque de cette aventure émouvante, apportant par la même une respiration nécessaire à ce lourd sujet sans jamais trahir le drame vécu par Justin et ses proches.
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