Luigi Critone, le dessin caméra à l’épaule
Installé à Montreuil depuis 16 ans, l’Italien Luigi Critone a étudié la bande dessinée à Florence dans les années 1990. Après un passage dans l’illustration, il obtient un contrat chez Soleil pour La Rose et la croix, mais il acquiert la notoriété avec la série des Sept, sur le remarqué Sept missionnaires avec Alain Ayroles. Le succès critique arrive avec Je, François Villon , une trilogie adaptée de l’oeuvre de Jean Teulé, qui l’occupe huit années durant. Trois ans plus tard sort Aldobrando, une fresque médiévale fantaisiste, tantôt âpre, violente et douce, très humaine, qu’il a dessiné sur une histoire de son compatriote Gipi. BoDoï a rencontré Luigi Critone lors du dernier Festival d’Angoulême.
Qui est Aldobrando ? Comment l’avez-vous approché graphiquement ?
Aldobrando est un garçon naïf qui a été abandonné par son père et n’a jamais quitté la maison du maître auquel il a été confié. Un jour, par accident, il doit sortir seul pour chercher l’herbe du loup… Et à partir de là, c’est le début d’une vaste aventure. Aldobrando est un garçon très curieux, il pose beaucoup de questions qui finissent par ébranler l’organisation du royaume. Son regard vif est toute la force de ce garçon très chétif. Quand je l’ai dessiné, j’avais tout cela en tête. J’ai voulu aussi retranscrire graphiquement son évolution, quand il devient plus sûr de lui et plus expérimenté du fait des bonnes et mauvaises rencontres. Avec Gipi, on a trouvé plutôt facilement le profil de ce personnage. Son évolution graphique, je n’y ai pas fait trop attention, c’est venu tout seul, naturellement. Le changement est subtil mais présent.
Est-ce Gipi ou vous qui avez fait le premier pas ?
Je connais Gipi depuis longtemps, déjà lors de mes années à Florence. C’est avant tout un copain avant d’être l’artiste connu. Il m’a fait cette proposition alors que je sortais de Je, François Villon sans de réels projets. Comme j’adore son travail, j’ai dit oui. C’était vraiment un honneur car il y a plusieurs années il m’avait dit qu’il ne pourrait jamais travailler en duo. L’idée originale vient d’un jeu de plateau qu’il avait créé. L’univers était posé mais il y avait plein de choses à développer. J’ai accepté tout de suite car je savais qu’on pourrait bien s’entendre. Et je confirme ! On se comprend facilement, on marchait dans la même direction. Au final, je suis très peu intervenu sur le scénario, et Gipi sur les dessins, chacun avait son domaine. Le fait que Gipi tienne beaucoup à sa propre liberté a fait que j’ai été moi aussi très libre.
Gipi souhaitait une économie de mots. Quelles contraintes ou quelles libertés cela apporte-t-il ?
C’est un type de contraintes que j’avais déjà exploré sur Je, François Villon. Se mettre des limites c’est bien, ça pousse à chercher des solutions. On est tous les deux un peu des maniaques du découpage, du rythme de lecture. Gipi est un grand technicien dans sa façon d’écrire et de concevoir. J’ai beaucoup appris sur comment trouver des façons de raconter naturellement une histoire. Par exemple, quand dans le scénario il y a un point, on change de bulle. Pour donner une respiration, pour ne pas donner l’impression que les personnages récitent tout un texte d’affilé. On peut aussi passer à une autre case, pour faire une pause. Le scénario de Gipi était écrit comme un scénario de cinéma. Il n’y avait de découpage. Moi j’ai créé le story-board qui a été notre outil de travail. On a discuté, trouvé des solutions pour trouver un rythme naturel.
Y a-t-il d’autres contraintes que vous vous êtes imposés ?
Une autre règle que je me suis imposée, c’est que même si l’histoire de Gipi était une grande aventure, on devait rester à hauteur de personnages. Je ne voyais pas ça comme une grande histoire hollywoodienne. J’ai écarté les éléments spectaculaires pour rester au plus proche des personnages, comme si tout était filmé caméra à l’épaule. Dans le découpage, je suis très peu sorti des trois bandes pour imposer une planche en pleine page : je n’aime pas dire au lecteur « là tu dois être émerveillé ». L’émotion doit juste venir de la lecture. Après, j’ai fait deux exceptions mais justement, en n’abusant pas du procédé, cela gagne en impact sur le lecteur. Et en fluidité.
Comment caractérisez-vous l’univers d’Aldobrando ?
Je n’ai pas encore trouvé de nom pour désigner ce monde. J’aime bien l’idée de « fantaisie réaliste » ou de « réalisme fantastique » ! Chez Gipi, j’aime bien ça, l’idée qu’il n’y a pas de création « deux ex machina », que la contrainte de la réalité n’est jamais très loin. Cela rend plus facile l’identification. Il a créé une histoire fantasy sans céder à certaines facilités. J’aime le côté humain de l’histoire. On a fait plus attention à la gestuelle des personnages qu’à l’architecture des châteaux.
Les personnages sont bien campés.
On s’est au début inspiré d’un film pas très connu en France, L’Armée Brancaleone, un film italien des années 60, qui se passe dans un Moyen-Âge inventé, avec une langue qui sonne comme du vieil italien. L’effet comique est incroyable et on a pensé à cela pour certains personnages un peu pompeux. Et puis pour le reste, on s’est senti libre de toute contrainte, historique, etc. Même Gipi m’a dit de me faire plaisir. Tout en restant crédible.
Vous avez apporté une touche féminine…
Oui, avec la cheffe des assassins. C’est une facilité, aussi, dans le sens où je ne voulais pas que le personnage ressemble aux autres hommes. L’avantage, c’est que Gipi n’a pas dû changer le scénario, les dialogues sont restés identiques. Et puis, ça ajoute une complexité, cette femme-assassin, c’est moins attendu.
Quelle technique de dessin avez-vous employée ?
C’est la même que sur Je, François Villon. Crayons, encrage à la plume et aquarelle monochrome avec colorisation à l’ordinateur. La texture est celle de l’aquarelle mais la colorisation à l’ordinateur permet de tester différentes choses. Après, j’ai dessiné de manière plus intuitive, j’étais moins contraint par le réalisme. Chaque personnage a un peu son code graphique : certains sont plus lignes claires, d’autres plus réalistes… Mais je ne l’ai pas fait exprès ! J’ai suivi mes intuitions, je me suis senti libre. Avant, bien sûr, je me suis beaucoup entraîné à dessiner les personnages.
Quelle est la morale de cette histoire ?
Il faudrait le demander à Gipi mais, quelle que soit l’histoire que l’on raconte, il y a toujours un peu de nous dans ce que l’on dit. Pour Gipi, c’est une histoire sur la liberté et la faiblesse, avec un retournement : les faibles finissent par faire tomber les forts. C’est quelque chose qui lui est très personnel. Quand j’ai dessiné la scène de la fosse, j’ai choisi d’éviter le spectaculaire, la tuerie, la catharsis. C’est aussi un choix moral. Mais j’ai douté, craignant que le lecteur soit déçu ou bien que la BD aurait dû se terminer en apothéose… En plus, le jeu initial assume le côté « bagarre », moi j’ai introduit un aspect humain. Après, il n’y avait aucune intention politique : c’est un amusement avant tout !
Propos recueillis par Marc Lamonzie
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Aldobrando.
Par Luigi Critone et Gipi.
Casterman, 23 € janvier 2020.
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