Lumières sur Suehiro Maruo (1/3) : 36 vues du maître de l’ero-guro
Légende vivante du manga underground, Suehiro Maruo (58 ans, né à Nagasaki) n’en reste pas moins une énigme. Peu loquace et d’un tempérament réservé, ses apparitions publiques sont particulièrement rares, même au Japon. C’est donc la tête pleine de questions que nous avons pu l’approcher, à l’occasion du 41e Festival international de la bande dessinée d’Angoulême – pour lequel venaient de sortir L’Enfer en bouteille et New National Kid. Rencontre avec le pape de l’érotique-grotesque…
Dans Yume no Q-Saku, vous évoquez une période difficile de votre vie durant laquelle vous étiez sans domicile fixe, sans emploi et aviez même fait de la prison pendant un petit temps. Pouvez-vous nous parler de cette époque ?
Effectivement, c’est vrai [rires]. C’était il y a très, très longtemps… Il m’arrivait de voler des disques mais je n’ai pas précisément fait de la prison, il s’agissait d’un centre de rétention. Mais en effet, c’était une époque durant laquelle je n’étais vraiment pas sérieux, je n’avais pas envie de travailler et je ne faisais pas, pour autant, d’efforts quant à mon dessin. J’étais très paresseux.
Aviez-vous du mal à vous conformer au moule rigide de la société japonaise ?
Oui, je ressentais très fortement cela. C’est pourquoi je n’avais vraiment pas envie d’exercer un travail ordinaire, comme les autres.
À l’âge de 17 ans, vous avez présenté une histoire au Shônen Jump mais celle-ci a été refusée, car inadaptée à la ligne éditoriale du magazine. Ce n’est que bien plus tard, au début des années 1980, que vous avez pu devenir mangaka, à l’âge de 24 ans. Comment s’est opéré ce déclic ?
À l’époque, les revues pornographiques étaient très à la mode au Japon, et l’on y publiait des mangas érotiques. Il y avait une forte demande de la part de ces éditeurs pour trouver des auteurs, donc en tant qu’aspirant mangaka cette voie était beaucoup plus facile pour entrer dans la profession. C’est un peu comme si j’étais entré par une porte de secours dans l’univers du manga.
Vous n’aviez donc jamais abandonné l’idée de devenir mangaka…
Non, je n’ai jamais voulu faire un autre métier.
Quelle profession auriez-vous exercée, du coup, si vous n’étiez pas devenu auteur de manga ?
J’aurais été un criminel !
Enfant, lisiez-vous des mangas ? Admiriez-vous certains mangakas ?
J’étais effectivement un grand lecteur de mangas, j’en lisais sous forme de revues mensuelles. À l’époque, Jiro Kuwata [Eightman], notamment, avait énormément de succès et j’aimais beaucoup son travail.
Beaucoup de vos personnages sont juvéniles, adolescents. Regrettez-vous cette période de votre vie ?
En effet, j’éprouve un sentiment de nostalgie pour cette période. Mais surtout, je considère que les personnages plus âgés, de vingt ou trente ans par exemple, ont des existences ancrées dans la société alors que les enfants permettent de rester dans l’univers du conte, ce ne sont pas des “êtres sociaux”. Voilà pourquoi je choisis des personnages de cette tranche d’âge. Et effectivement, je fais aussi parfois référence à ma propre enfance et à des choses que j’ai moi-même connues, que je remets en scène dans mon œuvre.
Le personnage que vous nommez “Maruo”, qui apparait dans certaines histoires, est-ce vraiment vous ou plutôt une version fantasmée ?
C’est une plaisanterie ! Il ne faut pas le prendre au sérieux.
On trouve souvent, dans votre œuvre, la figure récurrente du garçon au cache-œil médical. Parfois, le fameux personnage “Maruo” en porte lui-même un. Pourquoi ce symbole ?
Le but est plutôt esthétique. Sans ce cache-œil, le visage serait peut-être trop ordinaire. Cela rend le personnage plus mystérieux.
Dans vos œuvres, vous mettez par ailleurs en valeur “l’anormalité”, les pratiques sexuelles déviantes, les corps difformes et autres personnages aux yeux qui louchent. Est-ce une manière de questionner le beau et ce qui est communément admis comme “normal” ?
Il n’y a pas de sens vraiment profond à cela. C’est une attirance personnelle, une esthétique, pour laquelle j’ai notamment été influencé par Freaks de Tod Browning, et les films de ce genre.
Avez-vous des tabous, des sujets qui vous effraient ou que vous n’osez pas représenter ?
Oui, tout ce qui concerne la Chine, la Corée,… Par exemple, dire du mal des Coréens serait un tabou, pour moi. Au niveau graphique, en revanche, je n’ai aucun tabou.
Est-il vrai, néanmoins, que les fantômes vous font peur ?
Personnellement, je n’ai jamais fait l’expérience d’en voir pour de vrai mais, en effet, on peut dire que ça me fait peur [rires].
Il est vrai qu’on ne trouve aucun fantôme dans votre œuvre – ce qui est plutôt rare pour un auteur Japonais travaillant sur l’horreur.
Oui, effectivement, il n’y en a pas.
Il vous est arrivé d’être censuré, au Japon, en ce qui concerne la représentation des parties intimes et des poils pubiens (masqués sous un cache blanc par décision éditoriale). En dehors de ce point particulier, vous a-t-on déjà empêché de publier une histoire jugée trop extrême ?
Chez les gros éditeurs, comme Kodansha par exemple, il serait impossible de publier mes œuvres. Par contre, les éditeurs avec qui je travaille ne m’ont jamais posé aucun interdit.
Vous vous sentez donc complètement libre, aujourd’hui, de dessiner tout ce que vous voulez ?
Oui, absolument.
Aujourd’hui, vos travaux semblent beaucoup moins provocants et chaotiques que dans les années 1980, par exemple. Vous-seriez vous assagi ?
J’ai évolué par moi-même et, aujourd’hui, je ressens moins l’envie de représenter la violence de manière trop crue. C’est plutôt personnel. Par exemple, dans La Jeune Fille aux camélias, j’avais dessiné une scène où un personnage écrase un chiot. Après coup, j’ai détesté cette image et je l’ai supprimée.
On ne la trouve donc plus dans les nouvelles éditions de La Jeune Fille aux camélias ?
Non, elle a été coupée. Dans la version rééditée, on comprend toujours que le chien est mort mais je ne voulais plus montrer cette image. On m’a souvent demandé si c’était le souhait de mon éditeur ou si j’avais reçu des plaintes qui m’auraient poussé à l’enlever, mais je réponds à chaque fois que non, ce n’est pas le cas, c’est moi-même qui ne supportais plus cette image.
Ce côté nettement plus sulfureux des années 1980, était-ce une forme de rébellion, une manière de vous défouler, de choquer ? Ou était-ce simplement une esthétique ?
Oui j’avais un esprit rebelle, un peu punk ! C’était principalement une volonté esthétique.
Depuis quelques années, vous avez commencé à adapter des récits d’Edogawa Ranpo (La Chenille, L’île Panorama), qui est l’une de vos grandes influences. Vous êtes-vous senti désormais assez mûr pour vous y attaquer ou était-ce une question de droits d’auteurs ? Sachant que dans Yume no Q-Saku, par exemple, se trouvait déjà une sorte d’adaptation non-officielle de La Chenille (le segment Nuit putride).
Effectivement, à un certain moment je me suis senti assez confiant pour pouvoir appréhender de manière directe l’œuvre de Ranpo. Et mon éditeur était tout à fait d’accord, lui aussi, que je le fasse. Dans Yume no Q-Saku, c’était beaucoup plus expérimental.
Avec L’île Panorama, vous avez remporté le prestigieux Prix Tezuka. Que représente-t-il pour vous ?
J’en suis très heureux: si l’on m’offre le prix, je le prends. Cependant, cela ne va pas changer grand chose dans ma carrière.
De toute votre carrière, laquelle de vos œuvres considérez-vous comme la plus aboutie ?
Au-delà d’Edogawa Ranpo ou de Kyūsaku Yumeno, souhaiteriez-vous adapter d’autres auteurs ?
Oui, j’aimerais adapter Junichiro Tanizaki ou Izumi Kyoka par exemple. Mais cela s’annonce assez compliqué, pour des raisons de droits d’auteur.
Pouvez-vous nous parler de ce que vous dessinez actuellement ?
Il s’agit d’une œuvre assez proche de La Jeune Fille aux camélias, dans l’univers des misemono, les baraques foraines traditionnelles japonaises. L’histoire met en scène des jumeaux qui ont été abandonnés. [ndlr: il est question de Tomino no Jigoku, qui débute en mars 2014 dans la revue Comic Beam]
Il s’agirait d’une série “longue”, cette fois-ci.
Oui, elle fera probablement un total de 200 pages.
Pensez-vous, un jour, dessiner une œuvre plus longue que Vampyre [ndlr: environ 500 pages] ?
Je ne sais pas si cela sera possible, je n’ai pas trop confiance en moi, quant au fait de pouvoir dessiner une histoire aussi longue.
Vous n’êtes pas intéressé par le fait de développer un scénario sur la longueur ?
L’envie est là, mais… comme je ne suis plus tout jeune, j’en serai probablement incapable.
Peut-être en travaillant avec un scénariste ?
Oui, cette idée serait envisageable, effectivement.
Revenons à vos références artistiques. Lors de votre rencontre internationale à l’Espace Franquin, vous avez déclaré avoir été fortement inspiré par le théâtre underground de Shūji Terayama, et avoir fait partie d’une troupe de théâtre tokyoïte aux représentations extrêmes, dans votre jeunesse. Par hasard, était-ce la troupe Tokyo Grand Guignol ?
Effectivement, c’est bien cela. J’ai été acteur et affichiste pour cette troupe.
La troupe de Litchi Hikari Club, donc [ndlr: pièce de théâtre avant-gardiste de 1985].
Oui.
Êtes-vous proche d’Usamaru Furuya [ndlr: auteur d’une adaptation en manga de Litchi Hikari Club, et admirateur de Suehiro Maruo] ?
On s’est rencontrés à plusieurs reprises. Il voulait apparemment intégrer la troupe Tokyo Grand Guignol mais aurait fini par abandonner cette idée.
Avez-vous rencontré d’autres auteurs qui se revendiquent de vous, hormis Usamaru Furuya et Atsushi Kaneko ?
Non, je ne sais pas trop quels sont les auteurs qui s’inspirent de mon travail.
Êtes-vous d’accord, lorsqu’on vous qualifie de maître actuel de l’ero-guro ? Et si vous ne pensez pas l’être, qui serait-ce ?
Oui, je suis d’accord, je pense que c’est exactement cela [rires].
On ressent dans vos œuvres, notamment dans L’Enfer en bouteille, une forte influence de la peinture occidentale, que cela soit le surréalisme (Dalí, Ernst…), la Renaissance italienne ou encore l’art décadent du XIXe siècle. Allez-vous profiter de votre séjour en France pour voir des tableaux de vos peintres favoris ?
Je suis effectivement fortement influencé par l’art occidental, d’une manière générale. J’aimerais vraiment voir des originaux de Balthus, je n’en ai jamais vu en vrai.
Quelles sont les dernières œuvres qui vous ont marqué, récemment ? Que cela soit au cinéma, en littérature,…
J’ai été très ému par le film Life of Pi. Il est très rare, j’imagine, qu’un acteur Hindou soit le héros d’un film hollywoodien et que le réalisateur en soit, me semble-t-il, Taïwanais.
Quelle est la plus belle chose au monde, pour vous ?
Plutôt que les êtres humains, je dirais les paysages – autant les paysages de la nature que l’architecture. Je suis très envieux de constater qu’en France, beaucoup de vieux bâtiments subsistent. Au Japon, on détruit au fur et à mesure ce qui est ancien.
Est-ce pour cela que vous êtes si fier de L’île Panorama, où l’on trouve de nombreuses planches dédiées aux paysages ?
Oui, je l’ai dessiné en suivant ma propre envie de contempler ce genre de paysages.
Propos recueillis par Frederico Anzalone au 41e Festival d’Angoulême.
Interprète: Miyako Slocombe.
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DDT – L’Enfer en bouteille – New National Kid.
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Ranpo Panorama © Suehiro Maruo / Enterbrain / Le Lézard Noir – L’Enfer en bouteille, L’île Panorama © Suehiro Maruo / Ryutaro Hirai / Enterbrain / Casterman – Vampyre © Suehiro Maruo / Akita Publishing / Le Lézard Noir. – Photo © BoDoï
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Monsieur Maruo a une personnalité atypique, mais il dessine quand même trés bien. Quand je feuillette ses livres, je n’ai pas l’impression de lire du manga, il me semble que comme son ami Taniguchi (trés bien traduit chez nous par Casterman), ou Otomo, il adore la BD franco-belge et essaie de s’éloigner des poncifs de la « japanimation » basique.
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