Lumières sur Suehiro Maruo (3/3) : Miyako Slocombe, traductrice
Troisième et dernière entrevue de notre focus sur Suehiro Maruo (après son interview et celle de Stéphane Duval, éditeur au Lézard Noir). Miyako Slocombe, fille de l’auteur Romain Slocombe, est traductrice et interprète japonais-français. Basée à Paris, elle travaille dans le manga, la littérature, le théâtre ou le sous-titrage de films. Accompagnant Suehiro Maruo sur le 41e Festival international de la bande dessinée d’Angoulême, elle nous parle de son travail et nous livre de nouvelles clés de compréhension.
Quelle a été votre première rencontre avec les travaux de Maruo ?
Ma première vraie rencontre avec ses travaux s’est faite à travers le manga Yumeno Q-SAKU, que Le Lézard Noir m’a proposé de traduire en 2004, alors que j’avais à peine 20 ans. Mais en le lisant, j’ai eu l’impression d’être devant quelque chose de familier. Je pense que j’avais dû voir des œuvres de Maruo il y a bien plus longtemps, sans que j’en garde un souvenir précis, puisqu’il y avait à la maison, à côté de livres de Toshio Saeki ou de Trevor Brown, plusieurs de ses ouvrages.
Vous êtes désormais la traductrice attitrée de tous les ouvrages de Maruo. Comment avez-vous été amenée à collaborer avec Le Lézard noir ?
J’avais déjà rencontré plusieurs fois Stéphane Duval dans mon enfance, car c’est un ami de mon père. Un jour, il m’a contactée en me disant qu’il allait monter une maison d’édition, moins dans le but d’éditer du manga que de publier Suehiro Maruo, et m’a demandé si ça m’intéresserait de le traduire. On s’est tout de suite très bien entendus, et Stéphane m’a fait partager au fur et à mesure tout ce qu’il aimait dans la culture underground japonaise. Il a un carnet d’adresses impressionnant à Tôkyô, m’a fait découvrir au Japon de superbes galeries et librairies, et m’a présenté des éditeurs, des artistes… Il m’a vraiment prise sous son aile, et le fait de le côtoyer constitue encore et toujours un enrichissement considérable. C’est comme ça que, de manière assez naturelle, j’ai continué à traduire les ouvrages qu’il sortait et j’essaie d’apporter, autant que possible, ma contribution pour sa maison d’édition, au-delà d’être seulement traductrice.
Quelle est la principale difficulté lorsqu’on traduit les œuvres de Maruo ? Faut-il posséder des clés de lecture particulières, une certaine érudition en ce qui concerne la (sub-)culture japonaise ? Voire de l’humour japonais, pour ce qui touche aux jeux de mots et autres tournures aux confins du dadaïsme ?
Contrairement à ce qu’on pourrait penser, ce n’est pas si difficile de traduire Maruo, et c’est d’ailleurs un auteur que je prends beaucoup de plaisir à traduire. La difficulté principale se trouve effectivement dans les références multiples, surtout dans ses œuvres des années 1980 : je dois faire attention à ne pas passer à côté de celles-ci, ce qui nécessite de connaître les traductions japonaises d’œuvres françaises. L’absurdité des propos est également parfois difficile à traduire en français: il faut que la phrase reste bizarre sans paraître maladroite, et veiller à conserver la dimension poétique.
Retrouvez-vous, au fil des titres, des motifs récurrents dans l’écriture de l’auteur ? Comprenez-vous mieux sa manière de penser, ses tournures de phrase, ses expressions idiomatiques ?
Oui, surtout dans les histoires courtes des années 1980 : chaque nouvelle est unique et en même temps on retrouve des similitudes dans le langage, le champ lexical, et je pense mieux comprendre son œuvre aujourd’hui.
Son écriture a-t-elle changé, dans ses œuvres les plus récentes publiées chez Enterbrain, par rapport à ses travaux plus anciens ? Et qu’en est-il de la graphie des idéogrammes ? Est-elle devenue plus claire, plus sage, avec l’affinement du trait ?
Oui, dans ses œuvres récentes, Maruo est davantage dans la narration puisqu’il s’agit très souvent d’adaptations d’œuvres littéraires. De même, le langage et la poésie sont beaucoup plus classiques, moins déroutants pour le lecteur : les éléments absurdes dans l’écriture, la bizarrerie du langage ont disparu. En revanche, j’ai l’impression que la graphie des onomatopées est plus travaillée, plus souple. On sent que l’auteur est plus à l’aise.
Quelle est votre position quant à la nécessité de traduire ou non les onomatopées chez Maruo ?
Je pense qu’il faut tenter de traduire au maximum ses onomatopées, d’autant plus qu’il lui arrive souvent d’en inventer lui-même, ce qui donne des sonorités étranges et inhabituelles.
Vous arrive-t-il d’être mal à l’aise en traduisant certaines séquences malsaines ? Stéphane Duval nous a lui-même confié son propre malaise face à certains passages de DDT, mettant en scène des sévices sur enfants.
Je ne parlerais pas vraiment de malaise. Il m’arrive effectivement de trouver certaines images dérangeantes, mais la dimension grotesque du travail de Maruo en atténue en quelque sorte la charge érotique et violente. Je me suis sentie plus mal à l’aise en traduisant La Demeure de la chair, de Kazuichi Hanawa, où j’ai eu comme l’impression que le lecteur n’avait aucune échappatoire, aucune possibilité de se distancier de l’image. Alors qu’avec Maruo, je ressens le même sentiment de défoulement que celui que provoquerait un film de Tarantino ou de Sono Sion [réalisateur de Cold Fish, Love Exposure ou Suicide Club, ndlr]. Ce sont des œuvres qui, pour moi, ne laissent pas d’arrière-goût désagréable. Les nombreuses références qui parsèment l’œuvre de Maruo permettent peut-être aussi une mise à distance supplémentaire – on est toujours dans la projection, le fantasme, le rêve, l’imaginaire – on a toujours conscience que Maruo est en train de nous raconter une histoire.
Quel est votre avis, lorsqu’on accuse Maruo d’apologies nauséabondes diverses et variées, voire de révisionnisme dans Planet of the Jap (segment final de New National Kid) ? L’esthétique d’une image peut-elle, selon vous, être totalement dissociée de ses connotations ?
Ces accusations suscitent surtout de l’incompréhension: comment peut-on prendre au sérieux une histoire comme Planet of the Jap ? Pour moi, il est évident que cette histoire est à prendre sur le ton de l’humour et non au premier degré, quand Maruo dit que le Japon n’a jamais été vaincu par les États-Unis. C’est une uchronie, tout simplement, et il me semble que le reste n’est que faux débat. Maruo lui-même nie tout message politique dans ses histoires et laisse le lecteur libre d’interpréter à sa guise. Il s’agit plus d’un attrait d’ordre esthétique, et d’ailleurs beaucoup d’artistes influencés par ce type d’esthétique ont fait scandale (Liliana Cavani pour Portier de nuit, Pasolini pour Salo ou les 120 journées de Sodome…), alors que leurs idéaux politiques étaient tout le contraire de l’extrême droite.
Pourriez-vous nous parler des parallèles entre le travail de Maruo et celui de votre père, Romain Slocombe ? Ses femmes de plâtre et “l’art médical”, notamment, font écho à certaines images de Maruo comme le motif récurrent du cache-oeil médical…
À propos du cache-œil, c’est un objet qui a marqué beaucoup d’artistes (on le trouve très souvent chez Nobuyoshi Araki, Trevor Brown…). Dans la mesure où c’est un accessoire médical, il y a forcément des parentés avec le travail de Romain Slocombe. On peut sans doute voir chez les deux artistes la même forme de recherche dans ces appareillages médicaux, à la fois esthétique (ils épousent les formes du corps tout en cachant certaines parties) et fétichiste. Après, Maruo va investir le corps de jeunes garçons et de jeunes filles avec autant d’érotisme, alors que les modèles chez Romain Slocombe sont toujours des femmes. Une autre similitude entre les deux artistes serait l’attrait pour ce fantasme très japonais de l’uniforme écolier, le “sailor fuku”.
Se sont-ils, par ailleurs, mutuellement influencés ?
Je ne sais pas s’il y a eu une influence claire, par contre je pense que le fait de savoir que l’autre existe a pu constituer un encouragement mutuel. Romain Slocombe a remarqué très tôt le travail de Maruo, puisqu’il s’est procuré des recueils comme Yumeno Q-SAKU au tout début des années 1980 à Tôkyô, et je pense par ailleurs qu’il est plus sensible à ses premiers travaux qu’à son œuvre actuelle. Un autre élément qui les rapproche serait cette fascination pour les années 1920-1930, l’expressionnisme allemand, les uniformes militaires de la Seconde Guerre mondiale…
Vous avez traduit La Chenille, L’île Panorama et L’Enfer en bouteille. Avez-vous lu, à ce titre, les récits originaux d’Edogawa Ranpo et de Yumeno Kyusaku?
Ranpo est un auteur que j’affectionne depuis de longues années, et j’avais lu La Chenille et L’Île Panorama avant que Maruo ne les adapte. Par contre, je n’ai malheureusement pas eu l’occasion de lire la nouvelle de Yumeno Kyusaku, dont je ne connais que Dogra Magra.
Vous accompagnez Maruo, en tant qu’interprète, tout le long du festival d’Angoulême. Comment est-il dans la vie, quelle est sa journée type ? A-t-il pu rencontrer, échanger avec des artistes occidentaux présents sur les lieux ?
Maruo est quelqu’un de plutôt doux, d’un naturel réservé. À Angoulême, nous avons profité des premiers jours, moins chargés au niveau du planning, pour nous promener dans la ville, dans les différentes bulles et aller voir le maximum d’expositions possibles (l’exposition Tardi lui a beaucoup plu). Après, dès le jeudi après-midi, les dédicaces et les interviews se sont enchaînées. Mais il a été accueilli dans de très bonnes conditions, et a pu rencontrer de nombreux artistes occidentaux présents sur les lieux : il a échangé un peu avec Areski Belkacem (Maruo est fan de Brigitte Fontaine), côtoyé brièvement Benoît Peeters (dont il connaissait le travail avec François Schuiten, Les Cités obscures), Denis Bajram… mais il reste quelqu’un de très intérieur, discret, qui parle très peu de lui.
Que pouvez-vous nous dire sur vos projets actuels, au sens large ?
Je viens de terminer ma première traduction littéraire, La Fille du chaos de Masahiko Shimada, un roman mêlant fantastique et polar qui va bientôt sortir aux éditions Wombat. J’ai plusieurs traductions qui m’attendent et que je suis impatiente de commencer, pour Le Lézard Noir, notamment un recueil d’histoires érotiques signées Shôtarô Ishinomori. Enfin, j’espère pouvoir profiter de mon prochain séjour au Japon pour y faire des découvertes qui seraient susceptibles d’intéresser les lecteurs français.
Propos recueillis par Frederico Anzalone
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DDT – L’Enfer en bouteille – New National Kid.
Images: Yumeno Q-SAKU, DDT © Suehiro Maruo / Seirinkogeisha / Le Lézard Noir – L’Enfer en bouteille © Kadokawa Corporation Enterbrain / Casterman. Photos © Adrien Debré / Frederico Anzalone
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