Lupano et Rodguen mélangent les genres
C’est à la fois un drame intimiste, une comédie, un polar, une chronique sociale… Dans Ma révérence, le scénariste Wilfrid Lupano (Le Singe de Hartlepool) s’amuse à brouiller à les pistes, à mixer les genres. Il s’allie au dessinateur Rodguen (animateur chez Dreamworks à Los Angeles) pour raconter l’aventure de Vincent et son associé Gaby. Soit un trentenaire paumé et un vieux rocker loser, deux amis qui décident de monter un braquage de fourgon. Une épopée improbable et captivante, jubilatoire et touchante, que ses auteurs commentent.
Comment ce récit est-il né ?
Wilfrid Lupano : Je l’ai conçu à partir du réel. Vincent et Gaby sont issus d’une compilation de gens que j’ai croisés en travaillant la nuit — j’ai été quinze ans durant portier de boîte de nuit, barman et même DJ (mais ce n’était pas mon truc !) à Pau et à Toulouse. Cela m’a laissé des souvenirs incroyables, des épisodes de vie touchants. Tout cela me semblait former un portrait intéressant de la France. J’y ai ajouté quelques anecdotes et traits venant de ma famille, et les héros de Ma révérence sont nés de cette synthèse. Il s’agit donc d’une espèce de patchwork, de sampling ou mash-up… Depuis des années, ces histoires me revenaient quand je travaillais sur des projets fictionnels. J’ai finalement décidé de laisser tout ça émerger… Je n’ai jamais eu besoin de prendre des notes pour mémoriser des moments aussi marquants que cette scène en boîte de nuit, quand j’ai vu un père sauter sur le barman parce qu’il venait de découvrir que son fils, client de l’endroit, était gay… Quand j’étais gamin, mon père et mon oncle tenaient des bistrots. A l’époque, on ne surprotégeait pas les gamins, alors j’entendais pas mal de choses : des discours sur la guerre en Algérie, les bougnoules, les ratons, les négros, les pédés… Tout ce que le personnage de Gaby vomit à pleine bouche, tout le temps.
Quand avez-vous commencé à écrire Ma révérence ?
W. L. : Il y a sept ans. Depuis le début, c’est le type d’histoire que je voulais écrire, mais j’avais conscience de ne pas avoir la maîtrise du rythme ni le savoir-faire nécessaires pour une telle construction. J’ai besoin de me sentir légitime avant de me lancer, c’est pourquoi cette fois j’ai préféré réfléchir à mes propres expériences plutôt que refaire une fiction. Ce raccrochage au réel donne des personnages plus denses, profonds, que je fouille plus facilement. Ainsi, la façon dont Vincent voit les choses est proche de la mienne, tandis que Gaby se rapproche davantage de mes parents. J’ai été surpris de voir à quel point cette intrigue a été rattrapée par l’actualité – je pense aux propos hallucinants tenus pendant les manifestations contre le mariage par tous. J’ai le sentiment d’avoir fait un travail d’historien de la France populaire, un portrait très actuel d’un pays en panne, où cohabitent des générations qui ne peuvent se comprendre.
Votre album navigue entre le polar, la chronique sociale, la comédie, le récit intime… Comment avez-vous établi un équilibre entre les styles ?
W. L. : Ce fut le plus difficile. Je risquais de me perdre, en empruntant ainsi tant de directions. J’ai dû réécrire le scénario plusieurs fois. Cette caractéristique a rendu délicat le démarchage des éditeurs : comment résumer un tel projet à une ou deux phrases ? Devant leurs refus, Rodguen a dû tout dessiner sans qu’aucun contrat soit signé. Tout le mérite lui revient, il a gardé le cap, sans savoir si notre album paraîtrait un jour !
Comment vous êtes-vous rencontrés ?
W. L. : Je l’ai abordé de manière “cybercavalière” sur le site Café Salé, en lui disant que l’un de mes scénarios lui irait bien au teint. Mon histoire avait besoin d’un dosage graphique tragi-comique, et j’ai senti qu’il avait ça dans son trait. De plus, il sait diriger ses personnages, donner des intentions sans décors fastueux.
Rodguen : Wilfrid avait vu mes histoires courtes muettes, à la narration purement visuelle, et m’a envoyé le script d’une histoire plus longue. J’étais alors en pleine promo du premier épisode de Kung Fu Panda, j’avais la tête ailleurs, et j’ai mis trois mois à lui répondre… Alors que j’étais tombé raide dingue de ce récit très bien écrit et structuré, avec des dialogues à la Audiard et de beaux personnages. Ma révérence n’est pas une simple histoire de braquage, mais aussi un bon portrait d’une France un peu raciste et homophobe…
De quelle façon avez-vous travaillé ?
R. : J’ai passé trois ans et demi dessus, sans jamais me lasser. Avec un storyboard des 80 premières pages, nous avons fait le tour des éditeurs, qui ont donc tous décliné. Le refus des éditeurs, leurs remarques sur un dessin trop juvénile et un script trop bavard, ont été vexants. Mais j’ai quand même voulu me lancer dans cette aventure ambitieuse — 123 pages à dessiner pour un premier album ! Mon employeur, Dreamworks, ne voulant pas m’octroyer un temps partiel, je me suis astreint à réaliser une page chaque dimanche et jour de congés. Une fois l’ouvrage terminé, nous l’avons à nouveau soumis à des éditeurs, en noir et blanc. Guy Delcourt a beaucoup aimé, et s’est montré moins frileux que d’autres, qui refusent les histoires atypiques, sans grands barbares ni filles aux seins nus…
W. L. : Notre collaboration fut simple car nous avions la même vision du bouquin. En trois ans, nous nous sommes vus deux fois, ensuite nous avons communiqué via Internet.
Comment avez-vous défini le style graphique ?
R. : Mon seul regret le concerne : je n’ai pas pu encrer traditionnellement. La réalisation de Ma révérence a été un long marathon, pour lequel le temps était compté. Je devais être efficace, d’où une utilisation de l’ordinateur et un trait uniforme, sans aplat noir. J’ai dû adopter un style confortable, rapide, qui a bénéficié des couleurs subtiles de Rodolphe Lupano. J’ai énormément galéré pour représenter les voitures et réaliser les décors, car je suis avant tout un animateur de personnages. Mais le script était suffisamment précis pour me guider.
Rodguen, quel a été votre parcours avant cette première bande dessinée?
Même si je ne vis pas en France depuis longtemps, figurez-vous que je me sens profondément français, et que je suis très chauvin ! Je regarde toutes les émissions d’information françaises en ligne ! À 20 ans, après des études aux Gobelins, je suis parti à Londres, où j’ai bossé pour la société Amblin Entertainment, cofondée par Steven Spielberg. En 1995, j’ai intégré la nouvelle structure de ce dernier, Dreamworks, à Los Angeles.
Quels sont vos projets ?
Rodguen : je travaille sur un livre d’illustrations et une histoire courte — le journal d’un chat, amoureux d’une femme. Il paraît que Wilfrid a un vieux projet à me proposer… Et j’ai aussi une collaboration en cours avec mon ami Fabien Vehlmann, que j’ai rencontré à Los Angeles. Il bosse dessus depuis un moment. J’attends, je ne suis pas pressé ! Pour le moment, je réalise un film d’animation de vingt-deux minutes autour de Kung Fu Panda. Ensuite, il faudra s’atteler au troisième long-métrage de la franchise…
W. L. : J’ai pas mal de suites au programme, dont celles de L’Homme qui n’aimait pas les armes à feu ou Azimut. Je travaille aussi sur trois one-shots autour des femmes de la Commune de Paris, et un album de la série L’Homme de l’année vient de sortir, sur l’assassin de Che Guevara, dessiné par Gaël Séjourné.
Propos recueillis par Laurence Le Saux
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Ma révérence
Par Rodguen et Wilfrid Lupano.
Delcourt, 17,95€, le 4 septembre 2013.
Images © Delcourt.
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