Marc-Antoine Mathieu, l’imagination sans limite (ou presque)
Près de dix ans après La 2,333e Dimension, Marc-Antoine Mathieu retrouve son héros Julius-Corentin Acquefacques, pour un voyage spatio-temporel aux confins de l’infini, du réel et de l’imaginaire. Entre temps, cet explorateur a visité d’autres univers, publiant des albums brillants et jubilatoires (Dieu en personne, 3’’). Mais Julius, son alter ego « prisonnier des rêves », n’était jamais loin. Avec Le Décalage, l’artiste repousse davantage encore les limites de la bande dessinée, tant sur le fond que sur la forme, et livre un récit étonnant. Rencontre avec un auteur un rien… décalé.
Le Décalage est le 6e tome de la série Julius-Corentin Acquefacques, prisonnier des rêves, commencée en 1990. Six albums en 23 ans, c’est peu pour un héros récurrent. Pourquoi ?
Julius est, d’une certaine façon, mon double. Avec lui, j’ai une liberté totale. Le monde dans lequel il évolue m’est précieux, mais je ne pourrais pas faire un album par an : il faut du temps pour que ça se construise dans ma tête et sur le papier, pour que ça devienne cohérent. Depuis le dernier album de Julius, paru en 2004, j’ai vécu d’autres choses, mes paysages ont évolué. J’ai notamment publié La Voiture symétrique et 3’’. Mais Julius n’était jamais très loin. J’y reviens naturellement, avec mes doutes, mes questionnements. Mais pour autant, il n’est pas du tout sûr que j’en refasse un !
Dans cet album-ci, Julius rate le début de l’histoire… qui débute, pour le lecteur, dès la couverture !
J’avais envie d’aborder le thème du temps, peut-être pour prolonger 3 ». Je me suis dit: « Et si Julius se réveillait en retard et qu’il loupait le coche de son histoire, qu’est ce qui se passerait ? » J’aimais l’idée que le lecteur soit dans la même position que lui. Il est important pour moi d’offrir offrir une expérience de lecture différente.
Et au milieu du livre, coup de théâtre : trois pages sont arrachées.
C’est un peu la marque de fabrique des Julius : le gadget ! Ici, je me suis demandé comment le héros allait rattraper l’histoire. Le laisser flotter dans les limbes me faisait peur. En déchirant trois pages, il allait pouvoir passer à travers le temps et retrouver le sens du récit. Mais qui a déchiré ces pages? Le lecteur, l’auteur en tant que démiurge, ou l’éditeur ?
Vos personnages évoquent l’infini, le tout, le rien… Qu’est-ce qui vous pousse vers ces territoires métaphysiques ?
Les écrits scientifiques m’inspirent. J’aurais pu être chercheur tant j’aime explorer de nouveaux domaines. Au fond, j’ai une grande crainte de m’ennuyer, sans que je sache pourquoi. Cette trouille me pousse à me surprendre moi-même. Et l’exploration est une belle parade à l’ennui.
N’avez-vous pas eu peur de perdre vos lecteurs en route ?
Tout le temps. D’ailleurs, est-ce que cela a un sens de vouloir démontrer que, dans l’absence de sens, il reste encore du sens ? Ça va sans doute un peu loin, certains diront que c’est tiré par les cheveux. Cet album est le plus Beckettien de tous, dans la mesure où l’on est dans l’absurde et le dérisoire.
Concrètement, comment travaillez-vous ?
Je ne suis pas comme ces auteurs qui écrivent et dessinent en même temps, dont le texte et le dessin sont intimement liés au moment de la création. Je passe d’abord par un stade de rêverie puis, si j’estime que la rêverie peut aboutir à quelque chose de concret, je commence à écrire des dialogues, un peu comme pour une pièce de théâtre. Je me définis d’ailleurs plus comme un écrivain que comme un dessinateur. Quand les images ont été convoquées dans mon esprit, je peux passer à la phase de réalisation. À ce moment-là, ça devient vraiment une discipline, une astreinte, je dessine tous les jours.
Comment définissez-vous votre trait ?
J’estime que mon dessin est avant tout au service d’un texte et d’une histoire. Je cherche à être efficace et suffisamment précis pour que ce dessin puisse porter au mieux un esprit, un climat, une atmosphère. Isolé, je ne crois pas qu’il soit intéressant. L’intérêt, à mon sens, de mon trait, c’est qu’il cerne les explorations de mes personnages. Dans Le Décalage, je visite des vides, des silences, je bouche des trous. Si mon dessin était moins cadré, moins technique, je mettrais ma création en danger.
Quels sont vos projets ?
La galerie Petits Papiers à Paris m’a proposé d’imaginer une exposition-concept qui devrait avoir lieu au 4e trimestre 2014, dans un espace de 300 m2 [Marc-Antoine Mathieu, aussi scénographe, fait partie de l’atelier Lucie Lom, à qui l’on doit notamment la belle expo « Hors cadre » à BD à Bastia]. Je suis en train de mûrir ce projet, qui devrait se composer d’un ensemble de dessins muets. Cela me fait du bien, après ce Julius très verbeux. J’ai également un projet d’album que j’ai mis de côté pour faire Le Décalage. C’est un récit sur l’identité, très réaliste, à l’opposé de mes derniers albums.
Propos recueillis par Marion Poinso
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Le Décalage
Par Marc-Antoine Mathieu.
Delcourt, 14,30€, le 6 mars 2013.
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Images © Delcourt. Photo © Olivier Roller
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