Mathieu Bablet : corps, âme et robots
Il était très attendu. Quatre ans après l’ébouriffant Shangri-La, pendant lesquels il a mené le chouette projet Midnight Tales, Mathieu Bablet revient avec une fresque de science-fiction qui va bousculer ses fans comme ceux qui ne le découvrent que maintenant. Car, dans Carbone & Silicium, le jeune auteur grenoblois ne se contente pas de surfer sur la vague du genre post-apocalyptique ou de tirer d’évidents fils d’action autour de sa vision du futur. Non, il creuse, il triture, il questionne les fondements philosophiques et émotionnels du progrès humain, celui qui étouffe la Terre et entrevoit un avenir dans le développement d’alter-ego robotiques. Avec un dessin toujours plus fin et brillant, Carbone & Silicium impose Mathieu Bablet comme un auteur incontournable de la bande dessinée de genre du moment : audacieux et profond.
Avec le succès de Shangri-La, aviez-vous la pression de redémarrer une histoire de science-fiction ?
Le succès de Shangri-La m’avait beaucoup surpris, et enchanté, alors je savais que je serais attendu. J’avais de toute façon envie de poursuivre mon travail avec une histoire de SF, alors je n’ai pas été freiné par la pression, même si l’envie de satisfaire les lecteurs reste toujours dans un coin de la tête… Très vite, les thèmes de la collapsologie et de la robotique se sont imposés, autour de l’idée que des êtres avec une vie rallongée pourraient être les témoins de ce qu’un humain ne pourrait pas voir de son vivant. Pour moi, Carbone & Silicium devait être complémentaire à Shangri-La : j’avais déjà traité du consumérisme et la contestation contre un régime autoritaire, je voulais parler d’autre chose.
Les robots, c’est un thème ultra-classique de la SF. Comment se démarquer et proposer un point de vue inédit ?
Bien sûr, j’avais lu ou vu la plupart des grandes oeuvres sur le sujet, des livres d’Isaac Asimov à Blade Runner, jusqu’à IA de Steven Spielberg, qui avait été critiqué à sa sortie, mais dont j’ai trouvé le parti-pris narratif, notamment sur le ressenti des robots, très intéressant. On sent la patte de Kubrick dans le scénario… Mais la plupart de ces films ou romans partent de l’interrogation initiale de savoir si une machine peut être douée d’intelligence pour aller jusqu’à la justification de la présence d’une âme dans un corps synthétique et si on peut créer ainsi, ex nihilo, un alter-ego humain. Ce « débat » a été tranché dans ces oeuvres, j’ai donc préféré étudier la question de notre propre rapport au corps, dans le conflit entre raison et passion, en me concentrant sur deux robots à qui on confierait un lot d’émotions.
Le tout associé au récit de l’effondrement du monde.
Je ne voulais pas le montrer de manière trop frontale, alors j’ai fait de mes deux robots les observateurs distanciés des bouleversements climatiques, des guerres civiles, de la montée des océans, des mouvements migratoires. J’ai donc laissé les humains au second plan.
Effectivement, tout le décor, le contexte politique, économique ou technologique est simplement évoqué de manière incidente. N’avez-vous pas eu peur de perdre vos lecteurs avec ce parti-pris ?
Je me suis très tôt posé cette question du contexte, en pensant aux lecteurs : à qui dois-je m’adresser? aux convaincus? aux novices? La problématique du réchauffement climatique et des crises migratoires est aujourd’hui largement médiatisée, j’ai pensé que ce n’était pas la peine d’en rajouter et que tout le monde allait comprendre de quoi je parle, même si je ne faisais que l’évoquer. De plus, le sujet de l’ostracisation d’une partie de la population – ici, les robots – avait déjà été abordé dans Shangri-La – avec les animaux –, il fallait que je dise autre chose. Alors j’ai creusé mon idée du rapport au corps. Et j’assume ce risque de changer la représentation de mes personnages à chaque chapitre et d’enchaîner de longues phases de discussion, pour rester dans mon sujet. Mais j’espère que les ellipses introduisent un rythme haché qui ravive l’intérêt des lecteurs à chaque chapitre.
Comment avez-vous conçu ces têtes de chapitre, avec le portrait d’un de vos héros en pleine page ?
L’idée était que le lecteur devait immédiatement saisir où il était sur le globe, avec qui et à quel moment. Qu’il comprenne que le monde avance, que Carbone et Silicium sont toujours là mais que leur enveloppe corporelle change. J’avais aussi envie d’accentuer un peu l’empathie vis-à-vis de ce qu’ils vivent : au départ, Carbone et Silicium n’ont l’apparence que d’humains avec des câbles, avec un visage qui m’a été inspiré du théâtre Nô. Mais très vite, on les voit vivre des réactions fortes, et leur enveloppe corporelle s’abîme, se transforme et devient vecteur d’émotions.
Graphiquement, comment avez-vous fait évoluer votre trait depuis Shangri-La ?
Je prends toujours autant de plaisir à dessiner les grandes architectures, les plus riches et denses possibles. Mais je m’impose de davantage travailler l’encrage – que je réalise toujours au crayon, pour une question d’aisance et de gain de temps – et placer plus de zones de noir. Car rajouter des masses sombres permet de mieux gérer la hiérarchie des informations dans une image. Les couleurs sont toujours gérées à l’ordinateur, j’ai ainsi pu tester différentes teintes pour mes séquences dans le réseau, colorées en négatif pour bien les distinguer du monde réel – le brun et l’or l’ont emporté. Par ailleurs, j’ai essayé de davantage dessiner le ciel et les nuages dans mes cases, les aérer plus que d’habitude.
Un peu d’optimisme visuel, peut-être ? Car vous passez aussi du temps à brosser la balade des deux héros autour du monde, propice aux débats philosophiques.
Je ne voulais pas montrer uniquement les choses les plus terribles et pessimistes, mais aussi la beauté de la Terre. Qu’on détruit peu à peu, mais qui demeure impressionnante. Elle se dévoile lors du voyage de Silicium et Carbone, qui est pour moi un mix de ce que j’estime avoir réussi à la fois dans Adrastée et dans Shangri-La. C’était l’occasion pour moi, à travers le dialogue entre mes personnages, d’évoquer le besoin d’une action collective pour espérer un autre avenir. Car le monde actuel vit cette contradiction entre la croyance de l’Occident de son devoir d’agir pour sauver la planète par une transformation profonde de la société (la raison) et une force collective qui pousse à l’inaction (la pulsion). Mon livre est un appel au collectif, seule façon d’espérer changer les choses.
On aurait pu imaginer que vos robots, si puissants à la fois seuls et collectivement, soient les sauveurs de la planète et de l’Humanité.
J’ai préféré prendre le contrepied de cette SF qui range le robot soit dans la catégorie tueur, soit dans la catégorie sauveur. Les miens ont fait un choix fort : laisser les humains trouver une solution dans leur coin.
Avec tous ces thèmes très forts, auxquels on peut ajouter le transhumanisme notamment, n’avez-vous pas craint d’en faire trop et de plomber votre récit?
Le noeud du problème a, en effet, été de s’assurer d’une cohérence globale et d’une progression logique tout au long de l’album. Surtout avec des héros simples observateurs, c’est bien moins pratique que de s’appuyer sur un personnage principal dont les actes ont une incidence sur tout le reste ! J’ai dû ajouter des pages par rapport au plan initial, pour bien prendre le temps de tout aborder et de donner l’impression du temps qui passe. C’était essentiel à mon récit.
Voyez-vous votre album aussi comme une histoire d’amour ?
Je n’ai jamais posé le mot amour sur la relation entre mes deux héros. Pour moi, c’est au-delà de ça, ce sont deux âmes intimement liées, qui ne peuvent faire autrement que vivre ensemble même si elles s’opposent souvent. L’une veut s’investir dans le monde, l’autre veut s’en détacher pour ne chercher que le beau. Mais le plus fort, ce qui sous-tend toute l’histoire, c’est le lien qui les unit.
Quels sont vos projets ?
Je vais certainement faire une pause avec la science-fiction, car j’ai l’impression d’avoir brossé, en deux albums, tous les sujets qui me tenaient à coeur. Je n’ai pas encore de sujets précis en thème, mais ce sera certainement un livre moins long! Car Carbone & Silicium a été éreintant. Et je poursuis l’aventure Midnight Tales, dont le prochain tome de la saison 2 est prévu pour mars. Ces petites histoires influencées par la pop culture sont une bouffée d’air frais.
Propos recueillis par Benjamin Roure
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Carbone & Silicium.
Par Mathieu Bablet.
Ankama, Label 619, 272 p., 22,90 €, août 2020.
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